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XXXI FRANÇOIS DE MONTMORENCY

L’homme qui était attendu dans l’hôtel de Coligny et qui venait d’être introduit auprès du roi de Navarre, paraissait une quarantaine d’années. Il était grand, de forte carrure, et ses membres avaient cette souplesse particulière aux gens qui se livrent à de violents exercices du corps.

Ses cheveux étaient blancs.

Et c’était un étonnement pour l’œil que cette blancheur de vieillesse sur cette tête demeurée jeune: en effet, la moustache, d’un beau châtain foncé, avait gardé sa couleur; aucune ride ne sillonnait ce visage; les yeux, sans flamme d’ailleurs, et comme voilés, avaient un regard limpide, ferme et droit.

Une indéfinissable lassitude d’esprit semblait pourtant détruire l’harmonie de vigueur qui se dégageait de cet ensemble.

Avec les années, lentement, lambeau par lambeau, la douleur s’en était allée.

Mais la tristesse demeurait profonde, et pesait sur cet homme, d’un même poids égal; de là, sans doute, cette lassitude…

François de Montmorency avait, en effet, l’attitude de quelqu’un qui subit la vie, sans s’y complaire.

Il lui semblait, d’ailleurs, que cette vie s’était arrêtée au jour funeste où, revenant si heureux, si passionné, si empressé, de la guerre et de la captivité, il avait été frappé par le grand malheur dont il traînait le fardeau sans pouvoir se détacher du souvenir si doux de son amour et de sa jeunesse.

Il était pareil à ces voyageurs qui, débarquant après une longue traversée, trouvent leur maison incendiée, leur famille détruite, la ruine et le malheur, et demeurent, ensuite comme stupéfiés par l’excès d’injustice qui les atteint.

François de Montmorency était de ces gens qui ne reprennent pas leur cœur une fois qu’ils l’ont donné.

Cet amour très pur, très profond, qu’il avait éprouvé pour Jeanne de Piennes, était encore tout entier dans son âme. Seulement il avait pris une autre forme. On peut dire que, depuis la catastrophe, il n’avait pas passé une heure sans songer à Jeanne – pour la maudire, il est vrai!

Maintes fois, il avait éprouvé comme une vague tentation de la revoir; mais toujours, il avait réfréné ces désirs, et alors, il se jetait toujours dans quelque nouvelle campagne, dans quelque entreprise guerrière ou politique où il déployait de fébriles activités sans parvenir à se détacher du souvenir qui l’obsédait.

Le fantôme de Jeanne montait en croupe sur son cheval de bataille et entrait avec lui dans les conseils.

Parfois on le voyait, au milieu d’une discussion, s’immobiliser tout à coup, regarder fixement dans le vide; alors, il n’entendait plus rien; seulement, il lui arrivait de murmurer des mots sans suite.

Il pensait peu à Henri de Montmorency.

Lui avait-il pardonné?

– Non, sans doute. Mais il tâchait à l’oublier et il y parvenait assez aisément, tandis que Jeanne était toujours présente dans son imagination.

Avec ce caractère, avec de telles racines d’amour dans le cœur, il est presque inutile de dire que François de Montmorency n’avait jamais songé à se refaire un autre bonheur, une autre famille, en un mot, une autre vie.

Il avait accepté pourtant son mariage avec Diane de France.

En acceptant cette union, il avait surtout voulu échapper aux tyranniques obsessions du vieux connétable, son père, peut-être aussi avait-il espéré un moment qu’il finirait par se raccrocher à un nouvel amour; et, s’il faut tout dire, il fut décidé par cette croyance, que la mort ne tarderait pas à le délivrer.

Cette mort, il ne se contenta pas de la souhaiter, il la chercha.

Malheureusement pour lui, il fut épargné.

Son existence avec Diane de France fut rigoureusement ce qu’ils avaient convenu qu’elle serait: une simple association. Esprit cultivé, spirituelle, ambitieuse, Diane de France ne chercha jamais un époux, mais un compagnon dans l’homme qu’elle avait épousé. Sur le tard, les ambitions politiques lui ayant peu réussi, et ne trouvant d’ailleurs en François qu’un conspirateur peu zélé, les relations cessèrent tout à fait entre eux.

Ils se voyaient à de longs intervalles; en huit ans, François de Montmorency n’eut que trois ou quatre rencontres avec cette princesse qui portait son nom fort dignement: c’est-à-dire que si elle eut de nombreux amants, comme l’affirme la chronique, elle eut toujours assez d’estime et même d’affection pour son mari, pour sauver les apparences; à cette époque, c’était déjà bien beau.

François ignora probablement la conduite de sa femme, simplement parce qu’il n’avait aucun intérêt de cœur ou d’esprit à la connaître: Diane de France n’était son épouse que de nom.

Nous devons ajouter que deux ou trois fois, François de Montmorency eut aussi l’idée de se rendre au château.

Un jour, il se mit en route avec l’intention bien arrêtée de refaire l’histoire du crime qui avait brisé sa vie, de le connaître dans tous ses détails. Car enfin, se disait-il, il ne connaissait que le fait, avoué par Jeanne, proclamé par son propre frère. Il voulait tout savoir, interroger des gens, reconstituer toute l’affreuse aventure.

Il arriva, très décidé, jusqu’à une hauteur d’où, au sortir d’un bois, on apercevait Montmorency et, plus loin, le hameau de Margency. Mais là ses forces faiblirent. Il arrêta nerveusement son cheval. Et, pour ne pas montrer l’émotion qui le bouleversait, ordonna à son escorte de reprendre sans lui le chemin de Paris.

Cette émotion fut violente.

Chaque regard qu’il portait avidement au loin, réveillait un souvenir, évoquait un fantôme doux ou terrible.

La vue des lieux où l’on a aimé, où l’on a souffert, précise, à de longues années de distance, avec une incomparable netteté, les sentiments qui commençaient à devenir confus dans la mémoire.

François ne put supporter la pensée qu’il allait traverser ce bois de châtaigniers où il avait reçu le premier aveu de Jeanne, qu’il allait entrer dans ce vieux logis où il était apparu au seigneur de Piennes, dans l’antique chapelle dont la cloche, en ce moment, tintait tristement.

Deux larmes coulèrent sur ses joues pâlies.

Longtemps il demeura là, méditatif, contemplant le théâtre de son bonheur et de son désastre.

Puis il s’en alla.

Et jamais plus la pensée ne lui vint de retourner rôder autour de Margency: il venait d’y trop souffrir.

La destinée des hommes tient souvent à bien peu de chose: si François avait eu le courage de pousser jusqu’à Margency et d’y recueillir des témoignages, qui sait s’il ne fût pas bientôt arrivé à constater la parfaite innocence de Jeanne de Piennes?

Il y eut pourtant une circonstance où cette innocence faillit éclater aux yeux de François, sans qu’il l’eût cherchée.

En 1567 eut lieu la bataille de Saint-Denis [22] entre huguenots et catholiques. Les huguenots venaient de remporter quelques avantages et s’étaient avancés tout près de Paris. Le connétable Anne fit une sortie, chargea à la tête de sa cavalerie et, ce jour-là encore, il se fit un grand carnage d’hérétiques.

Seulement, dans la bagarre, le connétable fut blessé mortellement.

Le blessé fut transporté à l’hôtel de Mesmes qui appartenait à son fils, Henri, duc de Damville. À ce moment, Henri était en Guyenne où il se distinguait par son zèle à imposer la messe aux hérétiques. François se trouvait à Paris. Il n’avait pas revu son père depuis trois ans. À la première nouvelle que le connétable était dangereusement blessé, il accourut à l’hôtel de Mesmes, certain qu’il était de n’y pas rencontrer son frère.

Il trouva le connétable couché, la tête emmaillotée, et dictant ses dernières volontés à son scribe.

Lorsque le vieux Montmorency eut terminé, il aperçut son fils aîné qui venait d’entrer dans la chambre, et un rayon de joie illumina cette tête de moribond.

Un chanoine de Notre-Dame arriva, qui lui administra alors l’extrême-onction.

Et comme ses serviteurs, à genoux, pleuraient dans la chambre, il leur fit remarquer en souriant que leurs lamentations pourraient troubler M. le chanoine. Presque aussitôt, il reçut un envoyé du roi et de Catherine de Médicis qui exprima la vive douleur royale de ses maîtres. Et comme cet ambassadeur voulait le consoler:

– En quatre-vingts ans d’existence, répondit-il, pensez-vous que je n’aie pas appris à mourir en dix minutes?

Et il renvoya tout le monde, faisant signe à son fils François de demeurer seul près de lui.

Cependant l’agonie était proche. La respiration du connétable devint sifflante. Le mourant dut faire un grand effort pour prononcer quelques paroles que François put recueillir en se penchant sur lui.

– Mon fils, dit-il, si près de la mort, on voit les choses autrement qu’on ne les voyait… Peut-être, en de certaines circonstances, ne me suis-je pas assez préoccupé de votre bonheur… Répondez-moi franchement, êtes-vous heureux?…

[22] Bataille de Saint-Denis. Deuxième guerre de religion.


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