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XXVIII LA POLITIQUE DE CATHERINE

Alice de Lux passa une nuit affreuse. Mais telle était l’énergie morale de cette femme qu’elle ne perdit pas un instant à se lamenter. Selon toute vraisemblance, elle était condamnée. Sa vie devait fatalement aboutir à une catastrophe. Mais en cette nuit, tous les ressorts de son intelligence, elle les tendit dans la recherche d’un moyen de sauvetage.

– Lutter jusqu’au bout! dit-elle en frémissant.

Quoi qu’il en fût, ce qu’elle avait espéré devenait impossible.

Si son ancien amant avait eu pitié d’elle, si le moine avait arraché à Catherine de Médicis la terrible lettre qui la faisait son esclave, son plan était de ne plus retourner au Louvre que pour dire à la reine:

«Jusqu’ici je vous ai servie. Maintenant, je reprends ma liberté. Je ne vous demande rien que votre neutralité, je n’espère rien que d’être oubliée de vous. Je m’en vais, voilà tout, et le reste me regarde seule.»

Tout ce rêve de liberté, de bonheur s’écroulait. Il fallait reprendre la chaîne, il fallait au plus tôt se rendre au Louvre, d’après les ordres qu’elle avait reçus; il est vrai qu’elle pouvait dire que le billet que lui avait si dédaigneusement remis la reine de Navarre ne lui était point parvenu. Mais elle connaissait les colères de Catherine… il était temps de se présenter à elle.

Le lendemain matin, Alice de Lux avait repris un visage impassible comme si la scène de la veille n’eût été qu’un cauchemar.

Avec l’aide de Laura, elle s’habilla soigneusement et, accompagnée de la vieille femme, se rendit droit au Louvre.

Bientôt elle parvint dans les appartements privés de la reine où elle eut à subir les mille questions des filles d’honneur.

Elle répondit avec cette humeur enjouée et cette remarquable présence d’esprit qui lui avaient valu la terrible confiance de la reine.

Catherine de Médicis fut prévenue que Mlle Alice de Lux, de retour d’un long voyage, sollicitait l’honneur de lui présenter ses devoirs. Elle fit répondre qu’elle recevrait Alice dès qu’elle serait libre et que sa fille d’honneur eût à ne pas s’éloigner du Louvre tant qu’elle ne l’aurait pas vue.

Catherine était en effet en conférence avec son astrologue Ruggieri.

Elle devait aussi avoir un entretien avec le roi, et Charles IX, sachant que la reine lui voulait parler, attendait sa visite avec cette sourde et inquiète curiosité que sa mère lui inspira toujours.

Nous pénétrons donc dans un vaste et magnifique cabinet qui attenait à la chambre à coucher de Catherine.

Ce cabinet était meublé avec une somptuosité vraiment royale.

Il était orné d’un grand nombre de toiles de maîtres italiens.

Le Tintoret, Raphaël Sanzio, le Pérugin, Titien, Véronèse et le Primatice étaient représentés sur les hautes murailles à fond de velours rouge par leurs peintures sacrées et leurs peintures érotiques, Dianes lascives et Madones extatiques pêle-mêle, en des cadres qui eux-mêmes étaient des merveilles – cadres en bois travaillé par des sculpteurs de génie et recouverts d’une couche uniforme de vieil or. Catherine de Médicis connaissait en effet la puissance artistique de l’or. L’or, matière pure, métal admirable, l’or, joie des yeux, l’or est la seule couleur qui rehausse le coloris d’un tableau; une peinture encadrée d’or acquiert toute sa signification: l’or ne détourne pas les yeux – comme l’argent, comme le bois, comme l’étain – du fond du tableau; l’or s’adapte et s’harmonise à la violence, à la douceur, à la splendeur, à la délicatesse, à Rembrandt, à Titien, à Rubens, à Watteau; l’or est le cadre idéal.

Ajoutons que ces tableaux étaient alors dans tout l’éclat de leur coloris, et que le temps ne les avait encore ni craquelés ni salis. Catherine était contemporaine de ces maîtres prestigieux qui ont trouvé l’harmonie des couleurs.

Ces toiles qui, maintenant, disparaissent sous la fuligineuse patine des siècles, et qui, dans les vastes nécropoles de l’art qu’on appelle des musées, apparaissent à l’œil mélancolique comme de tristes fantômes, ces toiles ne méritent plus que notre vénération sentimentale puisqu’on les voit à peine, et que nous nous obstinons à admirer de confiance, alors que l’art moderne offrirait à nos yeux des joies si belles, dans la splendeur de jeunesse des couleurs, ces toiles aujourd’hui vieillies, ridées, effacées, dignes de la méditation du philosophe, mais pour l’artiste devenues impures comme toutes les choses vieilles – quelle hideur que la décrépitude -, ces toiles, disons-nous, rutilaient alors, et possédaient sans aucun doute une tout autre signification de beauté, d’harmonie, de puissance active.

Catherine, artiste consommée, les avait assemblées avec un goût parfait, sans s’inquiéter du sujet représenté par les peintres.

On aurait tort, en effet, d’imaginer Catherine de Médicis comme une vulgaire coquine occupée à faire le mal pour le plaisir du mal. Elle avait une prodigieuse imagination. Elle adorait la vie dans toutes ses manifestations. Lorsqu’elle accompagnait ses fils à la guerre, elle se faisait suivre d’artistes, de musiciens, de décorateurs, et, sur les champs de bataille, improvisait des fêtes somptueuses.

Le malheur du peuple a voulu que cette femme ait été reine, et que, pour la satisfaction de ses vastes appétits, elle ait déchaîné d’effroyables désastres… Mais quel est l’homme qui demeure inoffensif quand les autres hommes abdiquent leur liberté entre ses mains? Quelle est la femme qui, placée au faîte de la puissance, n’éprouve aussitôt le vertige de la tyrannie?

Sceptique, incroyante, assoiffée de pouvoir et de jouissance, rongée par l’amer regret d’avoir passé sa jeunesse à trembler au lieu de vivre, Catherine de Médicis, au seuil de la vieillesse, s’épanouissait enfin avec tous ses instincts d’artiste et de dominatrice.

Et c’est pourquoi elle s’entourait d’œuvres merveilleuses pour combiner des plans d’horreur. Il lui fallait une atmosphère de génie pour s’ingénier elle-même au mal, qu’elle jugeait capable d’assurer son bonheur. C’est dans un cabinet aux meubles d’une somptuosité fantastique, aux statues excitatrices, aux tableaux qui distillent la force d’invention, c’est dans une harmonie de beauté souveraine qu’elle trouvait ses plus redoutables inspirations.

C’est là que nous la retrouvons avec son confident, son ancien amant, son véritable ami, l’astrologue Ruggieri.

Catherine avait pleine confiance dans la science de Ruggieri. Et Ruggieri lui-même n’était pas un charlatan. Il considérait l’astrologie comme la seule science qui valût d’être étudiée.

Ceci n’est pas une contradiction. Catherine, qui ne croyait pas en Dieu, était assez imaginative et artiste pour croire en une science qui devait lui apparaître comme une fée séduisante. Cette audacieuse scrutatrice de consciences, cette poète effrénée devait souhaiter l’absolu. Et l’astrologie qui permet de lire dans l’avenir, c’est l’absolu. Nous estimons, d’après le geste général de Catherine, que, si elle eût cru en Dieu et en Satan, ses préférences eussent été à Satan, parce qu’elle l’eût trouvé plus intéressant dans sa révolte, plus beau dans son attitude, plus poétique, plus semblable à elle-même.

Au moment où nous pénétrons dans le cabinet de la reine, Ruggieri prenait congé d’elle.

– Ainsi, disait l’astrologue, c’est la paix?

– Oui, René, la paix… la paix qui est parfois une arme plus redoutable que la guerre.

– Et vous pensez que Jeanne d’Albret viendra à Paris?

– Elle viendra, René.

– Coligny?

– Il viendra. Condé, Henri de Béarn viendront… Songe donc à ce que je t’ai recommandé.

– Répandre le bruit que la reine de Navarre est malade?

– C’est cela, mon bon René, dit Catherine avec un sourire, et je puis t’assurer qu’elle est bien malade. Mais ce n’est pas tout… Tu oublies le principal.

– Répandre le bruit que Jeanne d’Albret a un autre enfant qu’Henri! fit Ruggieri en pâlissant.

– Oui, un enfant qui est même plus âgé qu’Henri de Béarn… et qui aurait bien des droits… si Henri venait à disparaître… tu le connais! ajouta-t-elle en fixant un regard dominateur sur l’astrologue.

Celui-ci courba la tête et murmura dans un soupir:

– Mon fils!…

Puis se redressant:

– Une calomnie, Catherine!

– Oui, une calomnie, René!…

– Personne ne voudra croire, fit-il en hochant la tête.

Catherine haussa les épaules et dit:

– Autrefois, René, j’ai connu un habile homme qui a fait une courte apparition à la cour de François Ier . C’était un des esprits les plus fermes et les plus lucides que j’aie connus. Il avait le génie des vastes entreprises qui survivent à leur créateur et portent son empreinte jusque dans les siècles futurs. Il ne rêvait pas seulement de dominer le monde, de son vivant, comme un vulgaire roi, mais de le dominer encore après sa mort par la force des enseignements légués à ses disciples. Il s’appelait Loyola.

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