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La reine se tut un instant, rêveuse, songeant peut-être qu’elle était elle-même une digne disciple de son grand homme.

– M. de Loyola, reprit-elle, me vit abandonnée de tous. Je ne sais s’il eut pitié de moi, ou plutôt s’il comprit que mon esprit était un terrain favorable pour la bonne semence. Mais il me parla fortement, secoua mon désespoir, et avant de quitter la cour de François Ier me fit cadeau d’une arme précieuse pour l’attaque et la défense.

– Cette arme? interrogea Ruggieri.

– C’est le mensonge.

– Le mensonge!…

– L’arme des forts, l’arme de ceux qui ont regardé la vie face à face et ont dit à la vie: Tu n’es que néant! L’arme de ceux qui ont sondé leur conscience, et ont dit à leur conscience: Tu n’es qu’imagination. Le vulgaire, le troupeau que nous gouvernons doit avoir la haine du mensonge. Car s’il comprenait la force du mensonge, il en userait contre nous et nous serions perdus. Mais nous, René, nous pouvons et nous devons mentir, puisque le mensonge est le fond même de tout gouvernement solide.

– Arme, soit! fit l’astrologue. Mais arme redoutable pour celui qui s’en sert, prenez-y garde, ma reine!

– C’est justement ce que je fis observer à M. de Loyola. Et ce grand homme me répondit: «Arme redoutable entre des mains maladroites. Et j’appelle maladroites les mains qui n’osent pas frapper à fond. Si vous rencontrez un dogue enragé et que le couteau tremble dans votre main, le dogue sera blessé; mais avant de mourir, il aura eu le temps de vous mordre et vous serez empoisonné; au contraire, si vous frappez un bon coup jusqu’au cœur de l’animal, vous êtes sauvé.»

Catherine de Médicis eut un pâle sourire, à cette idée de l’ennemi bien frappé, bien terrassé du premier coup.

Elle poursuivit:

– Monsieur de Loyola, ayant ainsi parlé, m’exposa alors ses idées sur le mensonge:

«Si vous mentez timidement, le monde aura horreur ou fera semblant d’avoir horreur de vous. Si vous mentez avec énergie, si vous affirmez le mensonge avec toute la force nécessaire, si vous le répétez sans relâche à coups redoublés, le monde verra que vous dites une vérité; et s’il voit que vous mentez, il fera semblant de croire à votre mensonge, et c’est tout ce qu’il faut. C’est une faiblesse que de s’inquiéter de la vraisemblance du mensonge. Il n’y a pas de mensonge invraisemblable; il n’y a que l’énergie ou la timidité du menteur. Le mensonge est vraisemblable en raison de l’énergie de celui qui ment. Supposez, par exemple, que je dise ou fasse dire que Mme d’Étampes a essayé d’empoisonner François Ier . Songez, d’abord, à l’énorme quantité d’imbéciles qui vont dire: Il n’y a pas de fumée sans feu; ajoutez à cette multitude la foule des ennemis particuliers de Mme d’Étampes, qui vont s’en aller répétant: Je n’y crois pas, pour ma part, mais on affirme que Mme d’Étampes a voulu empoisonner le roi François. Ajoutez à ces deux multitudes la foule des gens qui souhaitent un scandale, soit pour leur profit, soit simplement par amour du scandale. Et voilà déjà Mme d’Étampes enveloppée dans un réseau serré d’affirmations. Alors, il arrive deux choses: ou bien elle dédaigne de répondre au mensonge, ou bien elle veut se défendre. Si elle ne répond pas, le mensonge suit son chemin. Vous le répétez ou le faites répéter jusqu’à ce que les multitudes dont je vous parlais s’écrient, avec la vigueur des indignations fausses: Elle ne dit rien, donc elle est coupable!… Si elle veut se défendre, donnez un détail, nouveau mensonge qui abrite le premier. Dites, par exemple, que le poison était une poudre verte. Mme d’Étampes vous met au défi de prouver qu’elle ait jamais eu de la poudre verte chez elle. Dès lors, elle est perdue. Elle ne discute plus sur le mensonge principal, mais sur le mensonge accessoire. Les courtisans, les bourgeois, le peuple parient pour ou contre la poudre verte. Et, par suite d’un phénomène tout naturel, au bout de quelque temps, on se dispute pour savoir si l’empoisonneuse avait de la poudre verte ou bleue, mais la question même de l’empoisonnement n’est plus mise en doute par personne…»

Catherine de Médicis garda un instant le silence, toute souriante.

Puis elle ajouta:

– Voilà ce que me dit M. de Loyola qui était un bien grand philosophe. J’ai retenu ses paroles.

– Et, demanda René, vous en avez fait l’application?

– Souvent, répondit simplement Catherine.

– Savez-vous que c’est effrayant, ma reine? Et que si quelqu’un usait d’une pareille arme…

– Ce quelqu’un serait maître du monde. À défaut de quelqu’un, un groupe d’hommes bien disciplinés peut gouverner par ce moyen. C’est ce qu’a voulu M. de Loyola. Croyez-moi, un jour viendra où les partis politiques comprendront la force énorme du mensonge et l’emploieront hardiment. J’appelle partis politiques les groupes d’hommes marqués pour la domination, ceux qui comprennent que la foule immense et stupide doit tout entière travailler au bonheur de quelques-uns. Songe à la somme fabuleuse de mensonges accumulés dans les siècles pour que les peuples en arrivent à avoir dans le sang le besoin du roi, du maître, du gouverneur, quel qu’il soit! Et cesse dès lors de te méfier du mensonge. Proclame avec moi que le mensonge est sacré, qu’il est notre commencement et notre fin, que nous lui devons tout ce qu’envie l’humanité entière! Ah! René, mentons, mentons avec force, mentons avec courage, mentons avec frénésie, et nous demeurons les maîtres!…

– Je mentirai donc, ma belle reine! s’écria Ruggieri.

– La reine de Navarre viendra à Paris, je te le répète. Il faut qu’avant même son arrivée le mensonge ait déjà préparé nos voies. D’abord, elle est malade, tu comprends? Ensuite, elle a un fils… Pourquoi t’assombris-tu? Et qui te dit que ce fils… je ne le réserve pas à de hautes destinées! Qui te dit qu’il ne sera pas roi de Navarre à la place d’Henri!…

Ruggieri étouffa un cri de joie qui vint expirer sur ses lèvres.

– Silence! gronda Catherine de Médicis.

– Ah! Catherine, murmura l’astrologue en appuyant ses lèvres sur la main de la reine, comme vous êtes grande! Comme votre pensée est profonde! Et comme je vous admire humblement!…

– Va! fit la reine en souriant, va et songe à m’obéir…

– Aveuglément! s’écria l’astrologue en s’élançant hors du cabinet.

À son tour, Catherine de Médicis quitta ses appartements sans passer par la salle où étaient réunies ses dames d’atours, et, par des couloirs réservés, gagna le logis du roi.

À mesure qu’elle approchait, elle entendait une sonnerie de chasse.

Charles IX, grand chasseur, avait une passion furieuse pour l’art de la vénerie en général et pour tous les arts qui s’y rattachaient en particulier.

Il sonnait de la trompe à s’en époumoner, à s’en rendre malade.

Son médecin, Ambroise Paré, lui recommandait vainement de s’adonner avec les plus grandes précautions à sa passion favorite. Il fallait que tous les jours le répertoire complet des chasses royales y passât.

Et encore ce répertoire s’augmentait-il assez souvent de quelque air nouveau.

Avant d’entrer chez le roi, Catherine composa son visage et prit son air le plus mélancolique. Lorsqu’elle entra, Charles IX déposa aussitôt la trompe dans laquelle il soufflait avec une conviction de chasseur, et s’avançant vers elle la prit par une main, baisa cette main et la conduisit enfin jusqu’à un grand fauteuil d’ébène dans lequel la reine s’assit.

– Mon fils, dit alors Catherine, je viens, comme tous les matins, m’informer de votre santé. Comment êtes-vous?… Tournez-vous vers la fenêtre, que je vous voie… Mais vous me paraissez bien… très bien… Ah! je respire… C’est que voyez-vous, je ne vis plus depuis que ces maudits accès vous ont pris… et surtout depuis qu’Ambroise Paré m’a affirmé…

– Achevez, ma mère, fit Charles sans inquiétude apparente.

– Ce savant docteur m’a dit que l’une de ces crises pouvait vous tuer sur le coup; mais je n’en crois rien, Charles; d’ailleurs, j’ai ordonné des prières secrètes dans trois églises et notamment à Notre-Dame.

– Ce que vous me dites là, madame, me rassurerait si j’avais besoin d’être rassuré; mais je suis comme vous, je ne crois nullement aux sinistres prédictions de maître Paré, que j’ignorais d’ailleurs… je suis solide encore, et ceux qui pourraient se réjouir de ma mort devront attendre.

– Amen! dit Catherine. Mais, mon fils, vous croyez donc qu’il y a des gens qui se réjouissent de la mort du roi! En quels temps vivons-nous donc, hélas!… Lorsque votre illustre père tomba dans cette triste fête sous les coups de son capitaine, Paris, tout entier, pleura, le royaume prit le deuil, et le monde civilisé témoigna sa douleur. Pourquoi n’en serait-il pas de même lorsqu’il plaira à Dieu de vous rappeler à lui?

Charles IX pâlit. Fut-ce de colère ou de crainte? Les deux, sans doute.

Il regarda fixement sa mère et s’écria:

– Eh, Madame, d’où vous viennent ces idées funèbres! Je ne puis causer deux minutes avec vous sans qu’il soit question de ma mort!

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