Téligny, gendre de l’amiral Coligny, était un homme de vingt-huit à trente ans. Il était fortement charpenté, et passait pour très fort aux armes comme il était excellent dans le conseil. Il avait une physionomie ouverte, des yeux très doux; il était de manières exquises, d’une politesse raffinée, élégant d’allure, d’esprit très cultivé, et l’on comprenait parfaitement que la fille de l’amiral l’eût préféré à bien des partis plus riches, et notamment, disait-on, au duc de Guise lui-même.
Ayant introduit le chevalier dans la cour, le gentilhomme se hâta de refermer solidement la porte, appela un domestique et lui remit son pistolet en lui disant:
– Nous n’attendons plus qu’une personne, tu sais qui: tu n’as donc pas à te tromper…
Puis, saisissant Pardaillan par la main, il lui fit traverser la cour, lui fit monter un bel escalier de pierre et le fit entrer dans une petite pièce.
– Je veillais moi-même, expliquait-il tout en marchant, car nous avons réunion ce soir: l’amiral est là, M. de Condé aussi, et aussi Sa Majesté le roi de Navarre…
Pardaillan ne s’étonnait pas de l’extrême confiance qu’on lui témoignait ainsi. Mais il songea:
«Est-ce que je vais assister au pendant de la scène de la Devinière ? Après les Guises, vais-je voir comploter les huguenots?»
Cependant, Téligny, après avoir introduit le chevalier dans le cabinet, l’avait serré dans ses bras avec une joie si évidente et si sincère que le Jeune homme en fut doucement remué.
– Voilà donc le héros qui a sauvé notre grande et noble Jeanne! s’écria Téligny. Ah! chevalier, que de fois en ces derniers jours nous avons désiré ardemment vous voir, vous remercier… C’est beau ce que vous avez fait là… d’autant plus que n’étant pas de la Réforme, vous n’aviez aucune raison de vous dévouer…
– Ma foi, je vous avouerai que je ne savais guère en l’honneur de quelle illustre princesse je tirais l’épée… mais excusez-moi, une affaire grave m’oblige à venir demander l’aide de mon ami Déodat, qui a bien voulu se mettre à ma disposition…
– Nous y sommes tous, chevalier! s’écria Téligny. Quant au comte de Marillac…
– Le comte de Marillac?
– C’est le véritable nom de notre cher Déodat. Je disais donc que, pour celui-là, vous l’avez ensorcelé; il ne jure que par vous…
– Est-il ce soir en cet hôtel?
– Il y est. Je vais le mander.
Téligny appela un valet et lui donna un ordre. Le valet s’éloigna, non sans que Pardaillan eût remarqué que cet homme, comme tous les domestiques de l’hôtel, était armé en guerre, ce qui donnait à l’hôtel de la rue de Béthisy l’allure d’une forteresse qui se prépare à soutenir un siège.
Quelques instants s’écoulèrent. Puis des pas précipités se firent entendre, une porte s’ouvrit, le comte de Marillac apparut et courut à Pardaillan les mains tendues.
– Vous ici, cher ami! s’écria-t-il, serais-je assez heureux pour que vous eussiez besoin de moi? Est-ce ma bourse, est-ce mon épée que vous êtes venu chercher? Les deux sont à vous…
Le chevalier sentit son cœur se dilater.
Cette cordialité réelle, cette chaude amitié dont il se sentait enveloppé, lui qui avait toujours vécu seul, renfermé en lui-même, sans expansion de joie ou de chagrin, cette fraternité visible fondit les glaces factices de sa physionomie; ses yeux se mouillèrent; il comprit combien il était malheureux de son amour, et combien cette amitié lui était douce.
– Vraiment, balbutia-t-il, je ne sais comment vous remercier…
– Me remercier! s’écria Déodat. Mais c’est moi qui suis votre obligé… nous le sommes tous ici, puisque vous avez sauvé notre grande reine… et je le suis, moi surtout, moi qui n’oublierai jamais l’heure si douce que j’ai passée près de vous!…
Téligny, voyant les deux amis partis dans le tête-à-tête, s’était retiré discrètement.
Pardaillan et Marillac s’assirent.
– Heure consolatrice! poursuivit le comte. J’arrivais à Paris désespéré, l’âme ulcérée… votre bon regard, votre rire, votre esprit et votre cœur m’ont réconcilié avec moi-même. Tenez, cher ami, vous m’avez porté bonheur.
– Mais, en effet, on dirait que vous êtes moins sombre que le jour où vous me vîntes voir en mon auberge. Vos yeux s’éclairent, vos lèvres sourient… vous serait-il arrivé quelque heureux événement?
– Dites un grand bonheur!…
– Et c’est?… oh! pardon, voilà bien ma manie de curiosité…
– Mon cher, fit le comte, j’ai pour vous une si vive affection que mon bonheur fût-il un secret – et il l’est en partie – je vous le raconterais encore, ne voulant rien avoir de caché pour vous. Mais en somme, ce bonheur n’est un secret que parce que je ne veux pas le dire à ceux qui m’entourent ici… non que je me méfie… mais j’ai peur de n’être pas compris.
– Et vous croyez que je vous comprendrai, moi? fit Pardaillan avec un sourire.
– J’en suis sûr. Enfin, voici: je suis amoureux.
Pardaillan poussa un soupir.
– Amoureux depuis près d’un an, continua Déodat. Mais amoureux au point que j’ai donné mon cœur tout entier et pour toujours, tenez, amoureux comme vous le seriez vous-même…
– Ah! fit le chevalier.
– C’est-à-dire que pour moi, plus rien n’existe en dehors de celle que j’aime. Elle est devenue mon univers. S’il me fallait renoncer à elle, j’en deviendrais fou… et si j’apprenais un jour qu’elle m’a trahi…
– Eh bien?…
– Eh bien, j’en mourrais, dit le comte avec une simplicité grave. Or, voici où je crois que vous m’avez porté bonheur. Je venais à Paris avec la conviction que j’étais séparé d’elle pour longtemps, pour toujours peut-être. Or, d’après les ordres que j’avais reçus, je dus me rendre à Saint-Germain où la reine Jeanne me donna diverses missions et entre autres celles de vous apporter ses remerciements… Eh bien, c’est en venant vous voir que, près de Paris, dans un petit hameau, j’ai rencontré celle que j’aimais… C’est toute une histoire que je vous dirai plus au long… sachez seulement que je puis la voir deux fois par semaine, en attendant…
– En attendant…
– Que je puis la ramener en Béarn et l’épouser. Ma fiancée est seule au monde… je suis son frère jusqu’au jour où je serai son époux.
– Je comprends maintenant votre bonheur, fit Pardaillan avec un nouveau soupir.
– Voilà l’égoïsme de l’amour! s’écria le comte. Je vous assomme avec mes histoires que vous avez la politesse d’écouter patiemment, et je ne songe même pas à vous demander…
– En un mot, voici la chose, dit Pardaillan; je suis amoureux, comme vous.
– Quelle chance! Nous célébrerons nos unions le même jour.
– Attendez… J’aime, comme vous, mon cher, de la façon que vous avez dépeinte… Moi aussi, je sens que je deviendrai fou si je suis séparé d’elle pour toujours… Et moi aussi, je crois que je mourrais d’une trahison. Seulement, vous pouvez voir votre fiancée deux fois par semaine, et moi je ne lui ai jamais parlé. Vous êtes sûr d’être aimé, et moi je redoute d’être haï; vous savez où trouver ce que vous aimez, et celle que j’aime a disparu. Or, je veux la retrouver à tout prix, fût-ce pour m’entendre dire que je suis détesté. Et c’est pour cela que je suis venu vous demander votre aide.
– Comptez sur moi! dit chaleureusement le comte. Nous fouillerons Paris ensemble. Mais ne pourriez-vous, dès maintenant, préciser les circonstances de la disparition?
Pardaillan raconta brièvement l’histoire de son amour, son arrestation au moment où Loïse l’appelait, son séjour à la Bastille, son départ, la lettre qu’il était chargé de remettre, enfin, tout ce que savent déjà nos lecteurs.
Il ne tut dans tout cela que le nom de Montmorency, se réservant de le dire au bon moment. Et ce moment serait celui où l’on commencerait les recherches.
– J’ai comme un vague soupçon, ajouta-t-il en terminant, du lieu où elle peut être et de l’homme qui a pu avoir un intérêt à enlever Loïse et sa mère. Et, si vous le voulez, nous commencerons nos recherches dans les environs du Temple.
– Très bien, cher ami; quand voulez-vous que nous commencions?
– Mais dès demain.
– Dès demain, bon; je suis tout à vous. Maintenant, venez que je vous présente à certaines personnes qui ont envie de vous voir.
– Quelles sont ces personnes?
– Le roi de Navarre, le prince de Condé, l’amiral… Venez, venez, pas de façons, mon cher, vous êtes connu ici, et votre histoire d’évasion de la Bastille va achever de vous valoir l’admiration de ces grands seigneurs…
Bon gré mal gré, Pardaillan fut entraîné par le comte de Marillac.