Revenant de deux jours en arrière, nous entrerons dans le couvent des Carmes qui occupait un vaste emplacement sur la montagne Sainte-Geneviève, non loin de l’endroit où, plus tard, sous Louis XIII, devait s’élever le Val-de-Grâce.
Outre ce couvent, les Carmes avaient encore un établissement au pied de la montagne, place Maubert. Plus tard, ils eurent aussi une maison rue de Vaugirard, et, au commencement du dix-septième siècle, y bâtirent une église. C’est dans cette dernière maison, aujourd’hui encore habitée par des carmélites, que l’on commença, vers 1650, à fabriquer l’eau des carmes ou eau de mélisse.
Le couvent de la montagne Sainte-Geneviève comportait différents bâtiments, un cloître, une chapelle et de vastes jardins. Il était admirablement organisé, et comme tous les couvents, possédait ses frères quêteurs, qui s’en allaient par les rues, mêlant leurs crieries à celles des marchands de poisson, de venaison, de pigeons et d’oisons, de roinsoles, de miel, d’ail, de légumes, poireaux, oignons, navets, de fèves, de fruits, marchands de vin qui se débitait à la pinte, marchands de vinaigre, de verjus, d’huile, marchands de pâtés chauds, de flans, de galettes, etc. etc.
Une vieille chanson parle de ces frères mendiants ou quêteurs qui parcouraient la ville en tous sens du matin au soir:
Aux frères de Saint-Jacques [29] , pain
Pain, pour Dieu, aux frères ménors… [30]
Du pain aux sas [31] , pain aux barrés [32] , etc.
La chanson énumère ainsi tous les ordres qui inondaient Paris de leurs quêteurs, et comme on le voit, n’a garde d’oublier les Carmes ou Barrés.
Plus un couvent avait de mendiants, plus il était riche.
Les Carmes en avaient une douzaine.
Ce couvent avait ses imagiers qui enluminaient des missels vendus très cher aux grandes dames; il avait ses savants qui s’occupaient de déchiffrer les vieux grimoires; il avait ses prédicateurs qui allaient par les églises menacer des flammes éternelles les mauvais chrétiens qui voyaient avec peine s’élever la flamme des bûchers pour dévorer de braves gens coupables de huguenoterie; il avait son abbé; il avait enfin tout ce qu’avaient les autres couvents.
Mais ce que n’avaient pas les autres couvents, et ce qu’avait celui des Carmes, c’était deux êtres exceptionnels pour un couvent.
Le premier était un enfant.
Le deuxième, c’était le «crieur des trépassés».
L’enfant avait quatre ou cinq ans. Il était pâle, chétif, avec un visage souffreteux et jaune. Il n’aimait pas à jouer dans les grands jardins. Il fuyait la société des moines. On l’appelait tantôt Jacques, tantôt Clément. Il était de nature craintive, un peu sombre, et très sauvage.
Un seul moine avait trouvé grâce devant cet enfant, c’était le frère crieur des trépassés [33] .
Celui-ci, dès que le couvre-feu avait sonné à Notre-Dame, dès que les autres églises, par la voix de leur clocher, avaient répété aux Parisiens que l’heure était venue d’éteindre le feu et les chandelles, avait pour mission de se promener dans les rues noires et silencieuses.
Il errait dans la nuit, seul, tout seul, comme une âme en peine.
D’une main, il portait un falot pour éclairer sa route; de l’autre, une sonnette qu’il agitait de loin en loin. Et alors sa voix lugubre s’élevait:
– Mes frères, priez Dieu pour l’âme des trépassés!…
Bien que ces fonctions fussent des plus humbles, le frère prieur était considéré et même craint dans le couvent. L’abbé l’appelait souvent à son chapitre, et en dehors de ces consultations faites officiellement, avait encore avec lui de nombreux entretiens particuliers.
On disait parmi les moines que ce frère était arrivé au couvent muni par le pape de redoutables pouvoirs.
C’était d’ailleurs un prédicateur de haute éloquence, d’une hardiesse étrange qui confirmait les bruits touchant les pouvoirs occultes dont il aurait été investi.
Il avait sollicité et obtenu aussitôt l’emploi de vaquer la nuit par les rues en criant aux bourgeois de prier pour les trépassés.
On l’appelait le révérend Panigarola, bien qu’il n’eût pas encore les titres nécessaires pour être traité de révérend. Il faut croire qu’il se plaisait à cette modeste et lugubre fonction, car dès que la nuit tombait, Panigarola, s’il n’avait pas quelque sermon nocturne à prononcer, se couvrait d’un manteau noir, saisissait sa clochette et sa lanterne et s’en allait par les rues, ne rentrant souvent qu’au matin, exténué, brisé de fatigue par sa morne promenade.
Alors il s’enfermait dans sa cellule.
Pour y dormir?
Peut-être! Car enfin, si ascétique et bilieux qu’il fût, le révérend Panigarola était sans doute soumis à la loi du sommeil comme le commun des humains, des animaux et même des plantes.
Mais de jeunes frères prétendaient que Panigarola ne dormait jamais et que, plusieurs fois, s’étant approchés de sa cellule à l’heure où on devait le croire endormi, ils avaient entendu des sanglots et des prières.
Panigarola ne parlait à personne, dans le couvent, qu’à l’abbé ou au prieur.
Non qu’il fût trop fier: il exagérait au contraire son humilité; mais sans doute il avait trop à penser pour aimer à parler.
Il paraissait tout jeune encore.
Mais les soucis ou les chagrins avaient imprimé à son front des rides précoces, à sa bouche un pli amer et donné à son regard cette fixité effrayante de l’homme qui s’habitue à contempler les visions que l’amour ou la haine font passer devant les yeux de son imagination.
Tel qu’il était, Panigarola plaisait au petit Jacques. Seul, il pouvait approcher de l’enfant qui, sans cela, eût vécu à l’abandon. Peut-être la tristesse visible de ce moine, en harmonie avec sa propre tristesse instinctive, avait-elle touché l’enfant?
On les voyait rôder ensemble dans l’après-midi, à travers le jardin où tout renaissait.
Ils se promenaient, silencieux, la plupart du temps.
Mais le moine cherchait à provoquer les questions de Jacques, à exciter sa curiosité, et déjà il l’exerçait à lire dans un livre plein d’images. L’enfant était d’ailleurs d’une extrême précocité, et s’il s’étiolait à l’ombre de ce cloître, son intelligence au contraire semblait se développer démesurément.
Le moine appelait Jacques «mon enfant» d’une voix paisible et douce, l’enfant appelait le moine «bon ami».
C’était entre eux une intimité monotone, sans tendresse, eût-il semblé.
Ce jour-là, le moine et l’enfant, vers deux heures de l’après-midi, étaient assis sur un banc; tandis que la communauté chantait un office à la chapelle.
Panigarola, par faveur spéciale, n’assistait aux offices que lorsque cela lui convenait.
Le moine avait sur ses genoux un missel écrit en gros caractères et imprimé en latin. Mais le livre contenait aussi quelques prières en cette langue qu’on appelait encore «la vulgaire» et qui était la langue française.
Le petit Jacques Clément était debout près de lui.
Il ne s’appuyait pas contre son instructeur comme eût fait un enfant confiant et tendre; mais il semblait garder une attitude défiante, craintive… en somme, il consentait à s’entretenir avec Panigarola, mais il ne l’admettait pas dans l’intimité de son âme.
Le moine, à cette minute, paraissait avoir oublié son élève.
Il regardait devant lui, les yeux fixés dans le vague, les traits contractés; et le petit se taisait, non effrayé par ce silence auquel il était habitué, mais attendant avec patience que fût reprise la leçon.
Enfin, un profond soupir gonfla la poitrine du moine, et ses lèvres s’agitèrent comme si elles allaient balbutier quelques paroles. Mais son regard étant tombé sur le petit, il tressaillit, passa la main sur son front, et dit:
– Allons, mon enfant… allons…
Son doigt se posa sur une ligne, et l’enfant, en hésitant, lut:
– «Notre père… qui êtes au ciel»… qui est-ce, ce père, bon ami?
– C’est Dieu, mon enfant… Dieu qui est le père de tous les hommes… Dieu, mon enfant, est notre père dans les cieux, comme notre père visible l’est sur la terre.
– Ainsi, dit l’enfant pensif, nous avons deux pères… l’un qui est au ciel et qui est le père de tous; et puis chaque enfant a encore un père sur la terre…
– Oui, mon enfant: c’est bien cela, dit le moine étonné qu’une telle question eût pu germer dans l’esprit de ce petit être.
Et ce fut une flamme d’orgueil qui éclaira un instant ses yeux.