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XXXV LE PÈRE ET LE FILS

À peu près vers l’heure où Henri quittait la rue de la Hache et reprenait le chemin de l’hôtel de Mesmes, c’est-à-dire un peu avant neuf heures, un homme filait rapidement le long de la rue Saint-Denis. À cette époque où les boutiques se fermaient de bonne heure et n’éclairaient point la chaussée, où il n’y avait ni lanternes, ni lampes, où seuls quelques rares cabarets zébraient l’obscurité d’un rais de clarté falote, la nuit était profonde dans les rues à neuf heures. En sorte que cet homme qui marchait très vite bouscula un passant sur lequel il alla heurter sans l’avoir vu.

Il poussa un juron, grommela quelques mots, et sans daigner s’arrêter, continua sa course.

Le passant, qui était sans doute de bonne composition, n’avait rien dit.

L’homme en question s’arrêta un instant devant l’auberge de la Devinière , qu’il contempla avec une sorte d’émotion et où il parut un instant vouloir entrer.

Mais secouant la tête, il poursuivit rapidement son chemin en murmurant:

– Pas d’imprudence! j’ai bien le temps de le voir, que diable!

Il tourna alors dans une ruelle qui aboutit aux abords du Temple.

Deux minutes plus tard, il soulevait le marteau de la grande porte de l’hôtel de Mesmes. Un judas s’ouvrit, une figure soupçonneuse parut derrière ce judas, et une interrogation revêche en sortit.

Alors l’homme répondit:

– Dites simplement à M. le maréchal que l’homme qu’il a rencontré à l’auberge des Ponts-de-Cé est arrivé et désire l’entretenir.

La porte s’ouvrit à l’instant même.

La maison du maréchal de Damville, comme celle de Guise, comme celle de beaucoup de grands seigneurs, était organisée sur le modèle du Louvre. Le maréchal avait ses gentilshommes, ses gardes, ses officiers. Et il était roi dans cet hôtel tout comme Charles pouvait l’être en son Louvre.

Jusqu’à Louis XIII, en effet, le roi ne fut guère que le premier gentilhomme du royaume. Richelieu devait commencer plus tard à démanteler tous ces petits Louvre, à décapiter et à terroriser tous ces petits rois, de sorte que Louis XIV ne devait pas seulement hériter d’un royaume, mais d’une idée: la monarchie absolue.

En même temps que le laquais armorié qui ouvrait, un officier se montra et dit:

– Vous venez des Ponts-de-Cé?

– Oui-dà, bien que j’aie pris le chemin des écoliers.

– Alors, vous êtes Pardaillan.

– J’ai en effet l’honneur d’être M. de Pardaillan. Et vous?

– C’est bien; ne vous fâchez pas: je suis homme à vous rendre raison d’un oubli, si cet oubli vous a choqué.

– Choqué grandement. D’autant que votre figure ne me revient pas le moins du monde.

– Je m’appelle Orthès et je suis vicomte d’Aspremont [24] . À votre service, quand vous voudrez M. de Pardaillan.

– Tout de suite, alors! Rien ne me tourne sur le cœur, comme une querelle refroidie.

– Messieurs, messieurs! intervint un deuxième officier.

Le vicomte d’Aspremont haussa les épaules et dit à Pardaillan qui déjà dégainait:

– Monsieur, ne craignez rien, je tâcherai que la querelle ne refroidisse pas trop. Mais le maréchal ne veut pas qu’on se batte ici. Attendez donc, s’il vous plaît. Et veuillez entrer car vous êtes attendu.

Le routier pénétra dans l’hôtel dont la porte se referma lourdement.

– Monsieur, reprit alors Orthès, je vais avoir l’honneur de vous conduire moi-même à la chambre qui vous a été préparée.

– Tout l’honneur sera pour moi, fit Pardaillan, qui au salut de son nouvel adversaire répondit par un salut tout aussi cérémonieux.

Précédé d’un laquais qui portait un flambeau, Orthès, vicomte d’Aspremont, se mit en route accompagné de Pardaillan, avec lequel, selon les usages, il se mit à deviser gaiement, comme si un duel n’eût pas été convenu entre eux.

On monta ainsi au deuxième étage de l’hôtel et on parvint à une grande belle chambre.

– Vous voici chez vous, fit Orthès. Voulez-vous souper?

– Mille grâces. J’ai dîné et bien dîné en arrivant à Paris.

– Il ne me reste donc qu’à vous souhaiter une bonne nuit.

– Ma foi, il est vrai que je tombe de sommeil et que j’espère dormir d’une traite jusqu’à l’aube. Mais, dites-moi, M. le maréchal n’est donc pas en son hôtel?

– Il est absent en effet; mais il vous attendait pour aujourd’hui ou demain, et dès qu’il arrivera, il sera prévenu.

Les deux hommes se saluèrent.

Orthès sortit.

Et Pardaillan entendit la porte de sa chambre se fermer à double tour.

– Ouais! fit-il en tressaillant. On m’enferme! Que veut dire cela?…

Il courut à la porte: elle était solide et la serrure eût défié toute tentative d’effraction. Il courut alors à la fenêtre. Elle était au deuxième étage; ce qui ferait à peu près quatre étages de nos maisons modernes où, si l’habitude ne nous avait domestiqués, nous n’oserions entrer qu’en rampant, comme dans des tanières; bref, il n’y avait pas moyen de sauter d’une telle hauteur sans se rompre les os, accident qui souriait aussi peu que possible au vieux routier. Il jeta rageusement sa toque sur le lit, et grommela:

– Triple niais! Je suis pris!… Pardieu, tout devient limpide, à présent: la patience, la bonne grâce, les promesses et les écus de Damville, là-bas, à l’auberge des Ponts-de-Cé! Ah! le lâche! le couard! Seul à seul, il a eu peur! Il a mieux aimé feindre d’oublier l’affaire de Margency pour me préparer un bon petit traquenard! Et moi, comme un véritable étourneau, je vais donner tête baissée dans le panneau.!… Je comprends tout même l’insolence de cet Orthès!… J’y suis; le maître a peur, il me veut faire occire par ses valets!… Par Pilate et Barabbas! c’est bien ce que nous allons voir!…

Telle fut la première pensée de Pardaillan.

Cependant, en y réfléchissant, il y avait un détail qui le déroutait.

Le maréchal lui avait positivement déclaré qu’il conspirait contre le roi de France: terrible confidence qui pouvait le conduire à l’échafaud… Ses intentions étaient donc sincères aux Ponts-de-Cé?

– À moins, murmura-t-il, que cette conspiration n’ait été imaginée pour me donner confiance!… Quoi qu’il en soit, je suis pris, et si je ne veux être tout bonnement égorgé pendant mon sommeil, je dois veiller toute la nuit!… Moi qui enrage de sommeil!

Pardaillan se mit à marcher furieusement à travers la chambre, pour se tenir éveillé.

Une heure se passa.

Le vieux routier ne marchait plus que les yeux fermés en titubant.

Tout à coup, il n’y tint plus: il tira son épée, l’assura dans sa main, se jeta sur le lit avec un vaste soupir de satisfaction et gronda:

– Par tous les diables, il faut que je dorme!… Après tout, deux heures de bon sommeil valent bien qu’on risque un petit égorgement… Et puis, et puis… mourir de sommeil ou mourir d’un coup de dague, la différence n’est pas grande… Et puis… la mort et le sommeil se ressemblent tant!…

Persuadé qu’on allait venir l’estocader, Pardaillan n’en ferma pas moins les yeux avec délices; dix secondes plus tard, un ronflement sonore emplit la chambre de ses accents peu mélodieux sans doute, mais ce ronflement en disait long – autant qu’un ronflement puisse dire quelque chose – sur l’insoucieuse et superbe bravoure de l’homme qui dormait là, vautré de tout son long sur le lit, la main crispée sur la garde de l’épée.

Le vieux Pardaillan, après de nombreux tours et détours, après s’être fait habiller de neuf et avoir acheté un cheval, après des étapes passées à réfléchir, à combiner, ou tout simplement à se laisser vivre, s’était aperçu un beau matin qu’on était au 7 avril, qu’il ne restait plus qu’une livre dans sa bourse et qu’il se trouvait à dix-huit lieues de la ville de Paris.

Il fit les dix-huit lieues dans sa journée, arriva à Paris au moment où on fermait les portes, et pour attendre la nuit noire, selon la recommandation du maréchal, entra dans le premier bouchon venu où il se fit copieusement servir à dîner; et il vida même deux flacons d’un certain vin de Bordeaux coté trois livres. Quand on lui annonça que son dîner, vin compris, et celui de son cheval lui coûtait onze livres trois sous, Pardaillan qui n’avait qu’une livre, laissa son cheval en gage et, comme il faisait nuit, gagna rapidement l’hôtel de Mesmes.

On a vu comment il y était arrivé, et comment il avait fini par s’endormir de bon cœur, fatigué qu’il était de la longue étape du jour.

Lorsqu’il se réveilla, il s’aperçut qu’il faisait grand jour.

– Tiens! fit-il, je ne suis pas mort!

[24] Le vicomte d’Aspremont, qui joua dans les sanglantes journées de la Saint-Barthélémy un rôle si odieux, était alors âgé d’une trentaine d’années et occupait un poste important dans la maison de Damville. (Note de M. Zévaco.)


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