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XXXIX LE SIÈGE DU MARTEAU QUI COGNE

Après l’intéressante conversation qu’il avait eue avec son fils dans le cabaret borgne du Marteau qui cogne , M. de Pardaillan père était parti, joyeux et perplexe. La joie venait de ce qu’il avait retrouvé son fils et de ce que l’algarade de la nuit semblait n’avoir pas laissé trace dans son esprit. La perplexité venait de ce qu’au bout du compte, Pardaillan père se trouvait être dans le parti de Damville et Pardaillan fils dans le parti de Montmorency.

– De quoi diable se mêle-t-il? maugréait le vieux routier. Voilà qu’il aime la petite Loïse, maintenant! Comme si Paris manquait de filles bonnes à aimer! Il a fallu que ce soit justement celle-là et non une autre!… Sans cela, tout irait à merveille… Pourquoi n’a-t-il pas suivi mes conseils, et de quoi diable se mêle-t-il?… Cela me rappelle le jour où j’enlevai la petite, et où je la mis dans le berceau de Jean… elle s’endormit sur son épaule… hum! si elle est devenue aussi jolie qu’elle était mignonne, je comprends qu’il l’aime… Mais pourquoi diable celle-ci plutôt qu’une autre?… Et puis, où a-t-il pris ces idées de l’autre monde?… Que me disait-il cette nuit? Que s’il m’avait blessé dans la bagarre, il eût été se jeter à l’eau?… Comme si une pinte de mon vieux sang valait la vie d’un jeune coq comme lui!… Où diable prend-il de ces pensées? Quel aiglon ai-je couvé là?…

Le vieux Pardaillan haussait les épaules.

– Tout de même, continua-t-il, je ne quitterai pas Damville, et je ferai le bonheur du chevalier malgré lui, s’il faut. Je l’amènerai à des pensées plus raisonnables. Il a tout ce qu’il faut, mort-dieu! Et sans ces diables de bizarres sentiments, qui le poussent à se mêler de ce qui ne le regarde pas… bon, nous verrons!

Il faisait jour lorsque le vieux routier arriva à l’hôtel de Mesmes.

– Monseigneur vous attend avec impatience, lui dit le laquais qui lui ouvrit.

– Au diable les gens qui ne comprennent pas qu’il y a moment pour bavarder et moment pour dormir! grommela Pardaillan qui, cependant se rendit aussitôt à l’appartement du maréchal de Damville.

Henri, en effet, après son expédition nocturne, avait passé le reste de la nuit à se promener et à méditer; la disparition du vieux Pardaillan ne l’inquiétait pas outre mesure; il le savait capable de se tirer des plus mauvais pas; mais enfin l’agresseur qui avait tiré ce coup de pistolet pouvait avoir, de loin, suivi la voiture…

– Monseigneur, dit le routier en entrant chez Damville, je vous avouerai que je tombe de sommeil.

– Qu’est-il arrivé? fit vivement le maréchal. Vous avez été attaqué?

– Mais oui, ou plutôt c’est vous qu’on attaquait; en somme, il est fort heureux que je me sois trouvé là…

– Mais qui m’a attaqué? Est-ce à moi qu’on en voulait, ou à la voiture?

– Je crois bien que c’est à tous les deux.

– Et vous êtes arrivé à arrêter celui ou ceux qui attaquaient? Parlez donc, par tous les diables!

– Eh! monseigneur, on voit que vous avez bien dormi, vous. Et vous voilà gaillard, avec une langue bien pendue. Mais moi qui ai couru toute la nuit, vous comprenez?… Enfin, bref, voici la chose. À peine étions-nous à deux cents pas de l’hôtel que le coup de pistolet a retenti. La voiture file, je me précipite. Et je vois un grand gaillard qui courait à toutes jambes pour vous rattraper. Je le rejoins. Je me mets entre la voiture et lui.

– Au large! me crie-t-il.

– Bon! bon! répondis-je, si vous êtes pressé, l’ami, tâchez de passer. Moi je ne bouge plus d’ici.

Il ne dit plus rien, et fonce sur moi. Tudiable, quels coups!… Voyant que le gaillard était déterminé et paraissait de première force, je lui sers quelques-unes de mes meilleures bottes, mais sans l’atteindre. Tout à coup, il fait un bond de côté. Le coquin m’échappe. Il n’avait pas peur, mais voulait faire un crochet pour rejoindre la voiture…

– Il ne l’a pas rejointe? s’écria le maréchal avec inquiétude.

– Attendez, monseigneur. Le voilà reparti à courir. Je recours derrière lui. Quelle course! Il paraît que j’ai encore mes bonnes jambes, car je n’ai pas tardé à le rejoindre, mais d’assez loin, sans le perdre de vue, il est vrai, mais sans pouvoir mettre la main sur lui.

– Il vous a échappé!

– Attendez donc! Voilà mon coquin qui franchit le fleuve.

Le maréchal respira. Pardaillan s’aperçut qu’il était, dès lors, rassuré.

– Bon! songea-t-il. La voiture n’a pas franchi les ponts. C’est toujours cela que je saurai. Alors, continua-t-il à haute voix, commence une longue chasse qui ne s’est terminée qu’au petit jour. Nous avons parcouru l’Université en tous sens. Et pour en finir, j’ai fini par acculer le gibier près de la porte Bordet. Voyant qu’il est pris, il fait face bravement et me présente sa pointe. Là dessus, je lui sers ma botte des grands jours, vous savez, monseigneur, celle que je vous enseignai jadis?… Et je le cloue du premier coup!… C’est dommage, car c’était un brave.

– Il est donc mort?

– Si bien mort que j’ai voulu lui demander qui il était et quelle méchante pensée l’avait poussé à se mettre en travers d’un homme comme vous, et qu’il ne m’a répondu que par un soupir: le dernier.

– Quel homme était-ce? demanda le maréchal. Jeune? Vieux?

– La quarantaine, barbe épaisse, tout de noir habillé comme s’il eût d’avance porté son deuil.

– Pardaillan, dit le maréchal, vous m’avez rendu un immense service. Et comme ce service n’a rien à voir avec la campagne pour laquelle je vous ai engagé, je vais donner l’ordre à mon intendant de vous compter…

– Maître Gille! fit étourdiment le routier qui se prit à sourire au souvenir du récit de son fils.

– Oui! Comment savez-vous son nom?

– Il a pris soin de me le dire. Et d’ailleurs, on ne jure que par maître Gille en cet hôtel… Vous disiez donc, monseigneur, une chose fort intéressante… que vous alliez me faire compter?

– Deux cents écus de six livres. Allez vous reposer, mon cher Pardaillan, allez…

– Un mot. Monseigneur a-t-il pu conduire son trésor à bon port?

– Certes. Grâce à vous, mon cher, et grâce à ce brave Orthès…

– Ah! M. d’Aspremont?

– Lui-même; c’est lui qui conduisait. C’est un bon compagnon, comme vous. Tachez de vous faire de lui un ami.

– On tâchera, monseigneur! répondit Pardaillan qui, ayant salué, se retira.

Le vieux routier regagna la chambre où il avait si bien bâillonné Didier le laquais, et se jeta tout habillé sur son lit: il avait, de tout temps, l’habitude de dormir botté, sanglé, quatre jours sur sept, et n’en dormait pas plus mal.

Cependant, avant de fermer les yeux, il demanda à Didier qui était attaché à son service:

– Est-ce qu’il n’y a pas dans l’hôtel un certain Gillot?

– Oui, monsieur l’officier; c’est le premier palefrenier.

– Est-ce qu’il n’y a pas aussi une certaine Jeannette?

– C’est la servante qui a soin de l’office.

– Eh bien, va me chercher Gillot et Jeannette. Je veux les voir.

Bien qu’étonné, le laquais s’empressa d’obéir; car on savait que M. de Pardaillan était du dernier mieux avec monseigneur. Dix minutes plus tard, une jeune fille, frimousse éveillée, retroussée, candide et malicieuse de petite Parisienne, entra dans la chambre et esquissa une révérence.

– C’est toi qui es Jeannette? fit Pardaillan en se mettant sur un coude.

– Oui, monsieur l’officier…

– Eh bien, je suis content de t’avoir vue. Prends ces deux écus-là, sur la cheminée, et va-t-en. Jeannette, tu es une bonne petite fille.

Si effarée et stupéfaite que fût la servante, elle n’en accepta pas moins le présent qui lui était fait si étrangement et sortit après un sourire et une révérence.

Cinq minutes après se présentait à son tour un grand benêt de garçon à tignasse jaune et sourire niais.

– Est-ce toi qui t’appelles Gillot? fit Pardaillan qui fronça le sourcil.

– Oui, monsieur l’officier! fit le palefrenier ébahi.

– Eh bien, Gillot, mon ami, je t’ai appelé pour te dire que ta tête me déplaît.

Gillot ouvrit des yeux immenses.

– Cela a l’air de t’étonner? gronda le vieux routier. Tu es bien impertinent, mon ami!

– Excusez-moi, monsieur, fit Gillot en devenant cramoisi, je ne le ferai plus.

– À la bonne heure; pour cette fois je te pardonne. Va-t-en, et n’oublie pas que je meurs d’envie de te couper les deux oreilles…

Gillot s’enfuit avec la rapidité d’une épouvante bien excusable; et Pardaillan s’endormit paisiblement.

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