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XXXVI LE PÈRE ET LE FILS (suite)

– Et d’abord, reprit le vieux Pardaillan, que faisais-tu à guetter cette voiture? Tu savais donc qu’elle allait sortir, et l’heure?

– Oui, répondit le chevalier.

– Et ce qu’elle contenait?

– Oui! fit le chevalier, mais d’une voix plus sombre.

– Eh bien! Tu es plus avancé que moi! Moi, j’escortais la voiture sans savoir ce qu’elle emportait!

– Donc, mon père, commença le chevalier, vous saurez que maître Landry Grégoire, le patron de la Devinière , jouit d’une réputation extraordinaire pour un certain nombre de mets appréciés, notamment la friture de Seine et les pâtés d’alouette.

– Je me rappelle parfaitement ces pâtés, fit le vieux Pardaillan; ce bon monsieur Landry désosse patiemment les petits oiseaux, les hache menu, les fricasse, les étale proprement dans une terrine et verse de la graisse bouillante sur le tout. Quand cette graisse est refroidie, cela forme une carapace qui protège longuement le pâté. Oui, c’est vrai, Landry a un tour de main remarquable pour cette opération culinaire. Dans mes voyages, j’ai maintes fois essayé de l’imiter sans y parvenir. Il doit avoir un secret… Mais au fait! j’en ai mangé un aujourd’hui, de ces petits pâtés d’alouette!

Le chevalier sourit.

– Ce matin, poursuivit-il, je m’étais mis dans la tête de voir ce qui se passait à l’hôtel de Mesmes. En conséquence, je me harnache en guerre, et me voilà parti. Dans la rue, je rejoins Huguette… vous vous rappelez Huguette, mon père?

– La belle madame Huguette? Peste! Je n’aurais garde de l’oublier.

– Eh bien, je suis au mieux avec elle. C’est une bonne personne, dont le cœur s’émeut facilement. Bref, je la rejoins et j’allais la dépasser en la saluant d’un sourire lorsqu’elle me demande si je ne lui ferai pas l’honneur de l’accompagner. Elle portait un petit panier recouvert d’un linge blanc, et je remarquai qu’elle était endimanchée. Par politesse, je lui demande jusqu’où elle va. Et elle me répond que, comme toutes les semaines, elle va porter des pâtés chez Mme de Nevers, chez la jeune duchesse de Guise et enfin chez le maréchal de Damville. Je crois, mon père, que, de ma vie, je n’ai éprouvé pareille émotion. Vous comprenez que j’entrevoyais le moyen de pénétrer à l’hôtel de Mesmes…

– Cette bonne madame Huguette! fit le vieux routier; elle m’intéresse, avec ses pâtés! Mais voilà bien ta chance, par exemple!

– Eh! mon père, la chance passe dix fois par jour à portée de chaque homme; le tout est de la voir et de la saisir! Bref, à la grande joie de dame Huguette, toute fière d’être escortée par moi, je lui dis que je l’ai rejointe justement dans l’intention de lui tenir compagnie. Nous passons à l’hôtel de Guise, puis à l’hôtel de Nevers, puis nous arrivons à l’hôtel de Mesmes. Il y a un jardin derrière l’hôtel. Ce jardin a une porte. C’est par cette porte qu’entre dame Huguette pour se rendre directement aux offices de bouche qui sont sur les derrières de l’hôtel. Au moment où dame Huguette pénètre dans le jardin, j’y entre avec elle.

– Eh bien, s’écrie-t-elle, que faites-vous?

– Vous le voyez, je vous accompagne jusqu’à l’office. Vous direz que je suis votre cousin, votre frère, tout ce que vous voudrez; mais je veux entrer.

– Ah! monsieur le chevalier, si monsieur l’intendant…

– Encore monsieur l’intendant! s’écria le vieux Pardaillan. Je l’avais déjà en grippe, cet homme. Qu’il prenne garde. S’il ne se comporte pas bien dans ton récit, je lui coupe les oreilles. Poursuis, mon fils!

Le chevalier, abasourdi d’abord par cette interruption, continua:

– Si monsieur l’intendant le sait, vous nous ferez perdre la pratique du maréchal, acheva Huguette. Mais comme je n’avais nullement l’air attendri, elle poussa un soupir et me laissa entrer avec elle. Nous pénétrons dans une sorte de vestibule. À gauche s’ouvrent les cuisines, à droite, l’office. Au fond, une porte. Huguette se dirige à droite, et au moment où elle va entrer: «Je vous attends ici!» lui dis-je. Un peu tremblante et désolée, elle entre, et moi, marchant droit à la porte du fond, je l’ouvre, et je vois un cabinet où je m’enferme. Dix minutes se passent. J’entends Huguette qui sort.

– Tiens! monsieur votre cousin n’est plus là? s’écrie une voix fraîche et jeune.

– Il se sera lassé de m’attendre, répond Huguette. Il est sans doute dans le jardin…

– Non, dame Huguette. Car de même que je l’ai vu venir par la fenêtre, de même je l’aurais vu s’en aller.

– Il est peut-être sorti au moment où vous ouvriez votre armoire et où vous ne pouviez voir le jardin…

– C’est possible, après tout, dame Huguette, reprend la voix fraîche.

– J’espère, ma chère Jeannette, que vous n’êtes pas fâchée?

– De quoi? De ce que vous avez amené le cousin? Pas du tout, au contraire! Et puis, qui le saura? Cette partie de l’hôtel ne communique avec les devants habités que par un couloir toujours fermé, excepté à l’heure des repas. Je serai charmée de le revoir.

– Merci bien, Jeannette, dit Huguette d’un ton un peu sec.

– Je les entends qui sortent ensemble dans le jardin, et j’en profite pour me glisser dans l’office.

– Hum! fit le vieux routier. Position dangereuse, mon fils! J’en ai la sueur pour toi! Et qu’est-il arrivé, dis-moi vite!

– Il est arrivé, mon père, que par la fenêtre, j’ai vu la servante escorter dame Huguette dans le jardin où elles m’ont cherché toutes deux; et que, de guerre lasse, Huguette est partie. Mais j’avais eu le temps d’examiner Jeannette, de constater qu’elle était toute jeune, toute jolie, avec les plus beaux yeux du monde…

– Ah! ah! voilà donc ce que tu allais faire à l’hôtel de Mesmes!

– Vous ne le pensez pas, mon père! Toujours est-il que j’attendis Jeannette et lorsqu’elle revint, je la pris tout simplement dans mes bras, et que mon baiser étouffa le cri effarouché qu’elle voulait pousser. Je passe les demandes et les réponses. Sachez seulement qu’au bout d’une demi-heure, la pauvre Jeannette était persuadée que j’étais amoureux fou d’elle; j’appris en même temps qu’elle devait se marier, pour plaire à M. l’intendant…

– Ah! pour cette fois, c’est dit. Je lui coupe les oreilles! s’écria le vieux Pardaillan.

– Pour plaire à l’intendant, donc, elle devait se marier avec le neveu dudit intendant, palefrenier chez le maréchal de Damville. J’ai appris que l’intendant s’appelle Gille, et le neveu Gillot. J’appris que Jeannette n’aimait pas le sieur Gillot, et qu’elle détestait le sieur Gille, toutes choses bonnes à savoir, mon père! Et nous allions entamer de plus douces confidences, mitigées par une sorte de crainte que j’inspirais encore à la belle enfant, lorsque tout à coup, on marche dans le vestibule. Jeannette ouvre une vaste armoire, et me pousse dedans à l’instant où la porte s’ouvrait.

– Ouf! fit le routier. Il était temps, hein? Je parie que c’est cet imbécile de Gillot qui arrive!

– Non: c’était son oncle.

– Gille! Monsieur l’intendant! Il m’horripile, cet homme, avec sa face de squelette. Mais suffit, puisque je dois lui couper les oreilles!… Ah! mon pauvre ami, te voilà en triste posture, dans ton armoire! Comment en sortiras-tu?

– Vous allez voir, mon père. Donc, c’était l’intendant qui arrivait. Je l’ai compris tout de suite, aux premiers mots de Jeannette. Et voici la conversation que j’ai surprise:

– Jeannette, dit l’intendant, les prisonnières ne t’ont rien dit ce matin?

– Les prisonnières! s’exclama sourdement le vieux Pardaillan.

– Oui, mon père. Telle fut la question de l’intendant. Et si vous en êtes ému, j’en fus, moi, presque défaillant dans mon armoire. Et mon cœur battait si fort que c’est miracle que l’intendant ne l’ait pas entendu! Du moins, cela me sembla ainsi sur le moment.

Ici le chevalier avala un verre de vin, essuya son front moite de sueur, puis continua:

– Non, monsieur l’intendant, elles ne m’ont rien dit, répondit Jeannette. Pas plus ce matin que les autres jours, d’ailleurs. Ces dames sont bien tristes, voilà tout ce que je puis vous dire.

– J’espère, reprit l’intendant, que tu n’as soufflé mot à personne de la présence de ces étrangères dans l’hôtel, à personne, pas même à mon neveu!

– Oh! monsieur, vous m’avez tant menacée, qu’il n’y a pas de danger que j’en parle.

– Bon! Souviens-toi que monseigneur te fera une bonne dot si tu es bien sage, si tu obéis…

– Monseigneur est trop bon. C’est mon devoir d’obéir, et je ne mérite pas de récompense pour cela.

– Très bien, ma fille. Tu es digne d’épouser Gillot et tu l’épouseras. N’oublie pas de bien remarquer ce qu’elles font et ce qu’elles disent, tout à l’heure, quand tu leur porteras le dîner.

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