Литмир - Электронная Библиотека
A
A

XVII LE TIGRE À L’AFFÛT

À cette heure-là, l’hôtellerie de la Devinière était fermée. Closes également les boutiques d’alentour. Les maisons dormaient, les paupières de leurs fenêtres bien fermées. La rue était une solitude enténébrée. Le silence était profond. Seulement, au loin, passait parfois le falot d’un bourgeois venant de rendre visite à quelque voisin.

Il faut bien se figurer une rue de ce temps, la nuit.

Les maisons mal alignées, débordant ou rentrant par des angles imprévus, les toits pointus, les tourelles et les girouettes qui crèvent le ciel obscur, l’alignement des enseignes qui, pareilles à des hallebardes de deux rangs ennemis, se hérissent d’un bord à l’autre, les bornes cavalières espacées comme des fantômes en faction, les façades à croisillons aux vitraux desquelles la lune dessine des contours gothiques, la chaussée défoncée par places, son ruisseau au milieu, encaissé de pavés disloqués, les flaques d’eau, le silence énorme, pareil au silence de la campagne, silence dont le Paris moderne ne peut à aucun degré, à aucune heure de la nuit, donner une idée; de temps à autre, le bruit cadencé d’une patrouille d’arquebusiers, ou bien la clameur d’un passant attaqué par des tire-laine et, sur tout cela, sur toute cette ombre, l’ombre des églises innombrables, clochers de couvent, car le Paris d’aujourd’hui, avec ses trois millions d’habitants, n’en compte guère plus que le Paris d’alors qui avait moins de deux cent mille âmes – et sur ce silence, les heures graves, aigres, solennelles, criardes, impérieuses, grincheuses, lentes, rapides, qui tombent de ces clochers comme d’autant de voix de bronze qui s’envoient des salutations.

Il fallait être un brave et hardi cavalier pour s’aventurer seul dans les rues, qui, dès le couvre-feu, devenaient le vaste et inextricable domaine des truands, gueux, mauvais garçons, capons, argotiers et francs bourgeois. Un seigneur de ce temps ne sortait jamais qu’à cheval, car les chaussées étaient des cloaques de boue fétide; la nuit, il ne sortait jamais qu’avec une escorte et des porte-flambeaux. Une dame ne pouvait aller autrement qu’en litière. La plupart des bourgeois avaient un cheval, une mule ou même un âne pour faire leurs courses. Seuls, les pauvres gens piétinaient le pavé du roi, ce qui est encore façon de parler, car très peu de rues étaient pavées.

Donc, il fallait être un solide compère, un truand ou un aventurier, pour se risquer la nuit seul, sans lumière, à pied, dans une rue de Paris, ou bien il y fallait quelque puissant motif.

Henri de Montmorency s’était engagé sans hésiter dans la rue Saint-Denis.

Sous son manteau, il tenait à la main une forte dague bien emmanchée.

Il marchait sans hâte, rasant les maisons à droite, dans la direction de la Seine.

Tout à coup, il s’arrêta net, s’enfonça dans un angle obscur, s’immobilisa contre une borne.

À vingt pas, se dirigeant vers lui, il venait de distinguer un groupe confus qui, l’instant d’après, se dégagea des ténèbres et lui apparut, composé de quatre personnes, à pied.

– Des truands! songea le maréchal de Damville en assurant dans sa main le manche de sa dague.

Mais non. Ce ne pouvait être une bande de truands. Ces inconnus avaient cette démarche assurée qui indique des gens en parfaite amitié avec le guet et leur conscience. Ils causaient librement, et le maréchal entendait leurs éclats de rire étouffés.

Ils passèrent près de lui sans le voir.

– Messieurs, messieurs, disait à ce moment l’un d’eux, ne riez pas. Cette personne a un nom.

– La voix du duc d’Anjou! murmura sourdement Henri de Montmorency.

– Et ce nom, mon prince? reprenait un autre de la bande.

– Dans la rue Saint-Denis, on l’appelle Mme Jeanne, ou la Dame en noir.

– Nom à donner froid au dos!

– J’en conviens, messieurs. Mais qu’importe le nom de la mère si la fille est jolie. Et peut-on rien voir de plus ravissant que cette petite Loïse!… Ah! messieurs, vous allez voir la merveille, et je veux…

Le reste se perdit dans un murmure étouffé.

Mais le maréchal n’écoutait plus.

Au nom de Jeanne, il avait violemment tressailli. Au nom de Loïse, il avait étouffé un rugissement, et, presque sans prendre de précautions, s’était jeté à la poursuite du duc d’Anjou et de son escorte.

– Jeanne! Loïse!…

Ces deux noms avaient retenti en lui comme un coup de tonnerre. Qu’était cette Jeanne? Qu’était cette Loïse? Étaient-ce elles ?… Oh! il voulait le savoir à tout prix! Dût-il interroger le duc d’Anjou! Oui! dût-il provoquer le frère du roi!…

– Elles! Oh! si c’étaient elles! Et pourquoi ne serait-ce pas elles?

Un instant, Henri de Montmorency s’arrêta, suffoqué. Quoi! seize ans écoulés! Et ce nom jeté dans la nuit, ce nom qui pouvait ne pas la désigner, qui s’appliquait peut-être à une quelconque, ce nom déchaînait en lui la passion qu’il croyait éteinte.

«Jeanne! Jeanne!»

Était-ce donc possible qu’il la revît, qu’il lui parlât! Était-ce possible que, vivante, elle lui apparût encore, alors qu’il la croyait morte, alors qu’il espérait avoir étouffé l’amour de jadis sous les cendres de ses ambitions!

Oui. Il aimait. Il aimait comme autrefois. Plus qu’autrefois peut-être…

La bande avait pris de l’avance.

En quelques bonds, il la rejoignit.

Et brusquement, une pensée terrible fulgura parmi les pensées tumultueuses qui assaillaient son esprit, comme un coup de foudre éclaire soudain un ciel chargé de nuées livides.

«Mais si c’est elle! Si elle est à Paris! Avec sa fille!… Si François l’apprend!… Si le hasard ou l’enfer les met en présence!… S’il connaît ma trahison!… Oh! mon frère se dressant devant moi, comme jadis, là-bas dans la forêt de châtaigniers!… François me demandant compte de l’imposture!… Que dirai-je?… Que ferai-je?…»

Il essuya les grosses gouttes de sueur qui roulaient sur ses tempes.

Et un rire silencieux, un rire terrible résonna, condensa les vapeurs d’épouvante et de vengeance qui montaient à sa tête.

– Je n’attendrai donc pas qu’Henri de Guise soit roi de France pour devenir le chef de la maison de Montmorency! Et puisque François est de trop, qu’il meure!…

À ce moment, il vit que la bande s’était arrêtée devant l’hôtellerie de la Devinière .

Montmorency – ou Damville, si on veut lui donner le nom sous lequel il était connu – se colla contre un mur, sous un auvent, et là, presque chancelant, la respiration rauque, il tâcha de voir, il tâcha d’entendre.

– Maurevert, la clef! dit la voix du duc d’Anjou.

– La voici, monseigneur.

– Allons, messieurs!…

Les quatre s’avancèrent vers la porte de la maison qui faisait vis-à-vis à la Devinière

– Oh! gronda Henri de Damville, par l’enfer, il faut que je sache!

Il eut un mouvement pour s’élancer.

Mais il s’arrêta court, se renfonça sous son auvent…

Devant la porte, un homme venait de se dresser soudain. Et cet homme disait sans raillerie, sans colère:

– Par Pilate et Barabbas, messieurs! Vous me forcez à désobéir aux ordres de monsieur mon père! Que cette faute retombe sur vous seuls!

– Quel est ce maître fou? dit le duc d’Anjou en reculant de trois pas.

– Eh! pardieu, Maugiron, c’est notre homme de tantôt!

– C’est lui-même, ou Dieu me damne! s’écria Maugiron. Ah ça! mon digne propriétaire, vous montez donc la garde, devant votre maison.

– Comme vous voyez, mon digne mignon, répondit Pardaillan. Le jour, la nuit, je suis toujours là! Le jour, de peur des impertinents qui rient.

– Et la nuit? demanda Quélus.

– La nuit, de peur des détrousseurs de logis.

– Ça! éclata le duc d’Anjou, finissons-en, monsieur le drôle; ôtez-vous de là!

– Ah! messieurs, fit Pardaillan d’une voix très calme, en s’adressant à Quélus et à Maugiron, recommandez donc à votre laquais de se tenir tranquille, ou il va se faire étriller, comme vous-mêmes, demain matin, sur le petit Pré-aux-Clercs, vous allez vous faire estafiler?

– Misérable! rugirent les gentilshommes. Ce n’est pas demain matin, c’est tout de suite que tu vas mourir.

Pardaillan tira son épée.

Maurevert, sans dire un mot, s’était précipité.

Mais il recula avec un hurlement de douleur et de rage.

Le chevalier, disons-nous, avait tiré son épée, de ce grand geste ample et rapide qui faisait siffler Giboulée dans sa main. La lame décrivit un demi-cercle flamboyant, s’abattit à revers comme une cravache d’acier, et cingla la joue de Maurevert. Une longue éraflure sanguinolente décrivit sa trace rouge sur cette joue, et Pardaillan, du même coup, tombant en garde, se prit à dire posément:

42
{"b":"88973","o":1}