– Puisque vous voulez que ce soit tout de suite, je le veux bien, moi! Mais, par Pilate! que dirait monsieur mon père, s’il me voyait ici? Sûrement, il me blâmerait! Ah! monsieur, je suis au désespoir de lui désobéir en vous portant ce coup de pointe!
Cette fois, ce fut Maugiron qui hurla et recula, le bras droit inerte laissant tomber son épée.
Quélus, à son tour, s’élança.
– Halte! fit la voix impérieuse du duc d’Anjou. Arrête, Quélus!
Le duc écarta vivement Quélus et s’avança, désarmé, jusqu’à Pardaillan, qui, baissant son épée, en appuya la pointe sur le bout de sa botte.
– Monsieur, dit le duc d’Anjou, je vous tiens pour un brave gentilhomme.
Pardaillan salua jusqu’à terre, mais son œil ne perdit pas de vue un instant ses adversaires massés derrière lui.
– Vous avez dit tout à l’heure des choses que vous regretteriez amèrement si vous saviez à qui vous parlez.
– Monsieur, dit Pardaillan, votre politesse me les fait déjà regretter. Quelque basse et indigne que soit la conduite d’un gentilhomme, c’est aller un peu loin que de le traiter de laquais. Je m’excuse, et vous m’en voyez tout marri.
La phrase était si équivoque, si ambiguë, que le duc pâlit de honte. Mais il était résolu à passer outre et à feindre de tenir pour valable une excuse qui n’était qu’un nouvel affront.
– J’accepte vos excuses, dit-il en nasillant, ce qui lui arrivait quand il voulait se donner plus de majesté qu’il n’en avait en réalité. Et maintenant que nous nous sommes expliqués loyalement, je dois vous dire que j’ai affaire dans cette maison.
– Ah! ah! Que ne le disiez-vous tout de suite!… Affaire! Diable! Vous avez affaire ici?
– Affaire d’amour, monsieur!
– Je ne m’en doutais pas, vraiment!
– Vous allez donc nous laisser le passage libre?
– Non! fit tranquillement Pardaillan.
– Ah! prenez garde, monsieur! On dit que la patience du roi est courte. Celle de son frère est encore plus courte!
En parlant ainsi, le duc d’Anjou cherchait à redresser sa taille. Car il était assez petit et atteignait à peine à l’épaule de Pardaillan. Le chevalier feignit de n’avoir pas compris qu’Henri d’Anjou venait, en somme, de se nommer. Et, avec cet air d’ingénuité qu’il prenait dans les circonstances graves, il répondit:
– Monsieur, au nom de cette amitié toute neuve dont vous avez bien voulu m’honorer, je vous supplie de ne pas insister: vous me désobligeriez cruellement…
La position devenait ridicule, c’est-à-dire terrible pour le duc d’Anjou.
Il pâlit de fureur et, dans un tressaillement de rage, il leva la main.
Au même instant, il sentit sur sa gorge la pointe de l’épée de Pardaillan. Les trois gentilshommes jetèrent un cri et, saisissant le duc, le ramenèrent violemment en arrière.
– Chargeons! dit Quélus.
– Non pas! répondit le duc qui frémissait de honte. Remettons la partie, messieurs. Maugiron est hors de combat, Maurevert n’y voit plus. Quant à moi, je ne puis décemment pas me commettre avec ce truand! Rengaine, Quélus! Rengaine, mon ami, nous reviendrons en nombre.
Et, s’adressant à Pardaillan qui, l’épée en garde, appuyé de la main gauche à la porte, attendait, immobile, silencieux:
– Au revoir, monsieur. Vous aurez de mes nouvelles…
– Je souhaite qu’elles soient bonnes, monsieur! répondit le chevalier.
L’instant d’après, la bande avait disparu.
Pendant plus d’une heure, Pardaillan demeura à la même place, l’oreille au guet, l’épée au poing.
Il attendait un retour offensif.
Mais la rue demeura dès lors déserte et silencieuse.
Le chevalier, certain qu’il n’y aurait plus de nouvelle attaque, du moins pour cette nuit, cogna du poing à la porte basse de la Devinière , se fit ouvrir, et monta paisiblement à sa chambre.
Alors, sous prétexte de se rassurer encore, il ouvrit sa fenêtre et plongea sur la chaussée un regard perçant. Mais, de cette hauteur, il ne voyait plus rien, ou s’il voyait quelque chose, ce n’était que la petite fenêtre d’en face vers laquelle ses yeux se trouvèrent invinciblement ramenés.
La fenêtre était d’ailleurs obscure. Loïse et sa mère dormaient – si on peut appeler sommeil cette sorte de fiévreux assoupissement mêlé de rêves qui, depuis des années, était l’unique repos de Jeanne de Piennes. Quant à Loïse, elle dormait de tout son cœur, étant encore à cet âge heureux et si vite écoulé où les ennuis de la vie se dissipent comme une vision dès que se ferment les yeux.
Nous devons dire que Pardaillan demeura tout d’abord atterré de ce qu’il venait de faire. Il avait parfaitement reconnu le duc d’Anjou. Et maintenant que le feu de l’action était tombé, il comprenait l’énormité de son acte.
Le frère du roi, héritier de la couronne, était en effet une figure populaire à Paris.
Pendant les grandes guerres qui venaient d’être faites contre les huguenots, il s’était couvert de gloire. Il avait été placé à l’âge de seize ans à la tête des armées royales. Il avait gagné les batailles de Jarnac et de Moncontour [15] , il avait battu Coligny, il avait tué de sa main on ne savait combien d’hérétiques. Il en tuerait plus encore, c’était sûr! Enfin, il était l’espoir du peuple et de la religion. Il se trouvait bien quelques mauvaises langues pour dire que le maréchal de Tavannes avait conduit ces expéditions de fait, tandis que le duc d’Anjou ne les avait conduites que de nom. Ces mêmes mécréants – il s’en trouve à toute époque pour dénigrer la gloire – prétendaient que le frère de Charles IX n’était bon qu’à faire des tapisseries et à jouer au bilboquet, ses deux occupations favorites, qu’il s’entendait principalement aux questions de toilette, et qu’en fait d’armée il n’avait jamais su commander que l’armée des mignons, lesquels, fardés, parfumés, vêtus avec une indécente magnificence l’escortaient partout. Mais ce n’étaient là que des propos jaloux. En réalité, le peuple de Paris, qui est grand connaisseur et jamais ne se trompe, avait fort acclamé le duc d’Anjou pendant les deux ou trois entrées triomphales qu’il avait faites en mirifique costume de satin, monté sur un cheval blanc qui caracolait et faisait des courbettes. Après tout, le cheval blanc et ses courbettes eussent suffi au besoin pour légitimer l’enthousiasme populaire qui avait fort déplu à Charles IX.
Quoi qu’il en soit, le duc d’Anjou était populaire.
Pardaillan, badaud comme tout bon Parisien, n’avait eu garde de manquer à ces entrées triomphales que nous venons de signaler, et le visage du duc d’Anjou lui était familier.
Donc, malgré la nuit, il l’avait reconnu. Et, comme nous l’avons dit, il en était atterré.
«L’algarade est fort sotte, songeait-il. Que la peste m’étouffe de m’être attaqué à pareil adversaire! S’il me découvre, je suis perdu. Quelle mouche stupide et venimeuse m’a donc piqué? Quel besoin avais-je d’aller me jeter dans les jambes de ces dignes gentilshommes? Ah çà! mais je n’ai donc au cœur aucun sentiment honnête et respectable? Quoi! pas le moindre respect pour les princes! Puisse ma carcasse être dévorée par les chiens de Montfaucon! Quoi! pas la moindre vénération pour le frère de Sa Majesté? Que la malédiction du ciel me torde le cou! À défaut de ces sentiments si justes, si naturels au cœur de tout bon sujet, ne pouvais-je, en fils soumis, suivre les précieux avis de monsieur mon père!… Non! il a fallu que j’allasse faire le bellâtre, et exécuter des ronds de jambe! Il a fallu – que la quartaine me tue de mâle mort si je sais pourquoi -, il a fallu, dis-je, que je me misse en travers de la volonté du prince! Et pourquoi? Oui, pourquoi? Qui me prouve que ce haut personnage en voulait à elle? Ne pouvait-il avoir affaire dans cette maison? Il y a peut-être un marchand de bilboquets là-dedans?…»
Mais aussitôt, par un revirement bien naturel chez lui, Pardaillan, après s’être libéralement gratifié d’injures variées, songea que ce n’était guère l’heure pour aller acheter des bilboquets, et que, sûrement, les gentilshommes avaient de mauvais desseins.
Cependant, il persista à trouver incongrue son intervention. Il constata avec amertume qu’une sorte de fatalité le poussait à se mêler de ce qui ne le regardait pas, et que, fils dénaturé, rebelle aux vœux sacrés de son père, il prenait justement le contrepied de ses sages conseils, que, pourtant il se jurait chaque matin d’observer religieusement.
Le chevalier de Pardaillan était loin d’être un sot. Et il n’était naïf que lorsqu’il lui convenait de l’être.
Il appartenait à une époque toute de violence, de fièvre, de sang, où d’effroyables passions soulevaient les masses populaires comme enivrées par un subtil poison, où la vie humaine comptait pour peu de chose, où la morale, dans le sens que nous accordons à ce mot, était inconnue, où chacun attaquait et se défendait comme il pouvait…
Il n’y avait donc chez lui, comme on pourrait l’imaginer, aucune comédie sentimentale jouée vis-à-vis de lui-même. C’était avec sincérité qu’il tenait pour excellents les avis de son père, et avec non moins de sincérité qu’il se jurait de les suivre, et qu’il s’invectivait quand il avait généreusement désobéi.