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XXI L’ESPIONNE

Il est un personnage de ce récit que nous avons à peine entrevu et qu’il est temps de mettre en lumière. Nous voulons parler de cette Alice de Lux qui suivait la reine de Navarre. On a vu comment Jeanne d’Albret et Alice de Lux, sauvées par le chevalier de Pardaillan, s’étaient rendues toutes les deux chez le juif Isaac Ruben, et comment elles étaient montées dans la voiture qui stationnait en dehors des murs, non loin de la porte Saint-Martin.

Le carrosse, enlevé par ses quatre bidets tarbes, avait contourné Paris, passant au pied de la colline de Montmartre, franchissant la petite rivière qui, aux environs de Grange-Batelière, se transformait en marécages, puis piquant droit sur Saint-Germain où avait été signée la paix entre catholiques et réformés, paix qui n’était guère qu’un menaçant armistice, chacun des deux partis s’employant avec ardeur à concentrer de nouvelles forces pour une lutte décisive.

Les prêtres, dans les églises, prêchaient ouvertement le massacre.

Le roi Charles IX dut édicter que seuls les nobles et hommes d’armes porteraient l’épée.

Une maison fut brûlée parce qu’on supposait que des réformés s’y réunissaient en secret. Il faut se rappeler que le crime des réformés était de prier en français le même Dieu que les catholiques priaient en latin.

Le jour de la bataille de Moncontour, on vint d’abord apprendre à Catherine de Médicis que les huguenots l’emportaient.

– Nous dirons donc la messe en français! répondit-elle simplement.

Et lorsqu’elle sut que les huguenots avaient été taillés en pièces:

– Dieu soit loué! C’est encore en latin que nous dirons la messe!

Huit jours après la signature de la paix, dans une église, un homme bouscula par mégarde une vieille femme. Cette femme chercha une injure et ne trouva que celle-ci:

– Luthérien!

À ce cri, la foule tomba sur le malheureux qui en quelques instants fut tué, lacéré, mis en morceaux. Deux bons bourgeois qui, indignés, s’avisèrent de vouloir le secourir, subirent le même sort.

À tous les coins de rue, il y avait des statues de la Vierge. Au pied de ces statues stationnaient sans cesse une vingtaine de brigands armés jusqu’aux dents. Dans l’espace de deux mois, une cinquantaine d’infortunés passants furent égorgés pour avoir omis de saluer et de s’agenouiller.

Bientôt même, on exigea que chaque passant déposât une offrande dans une corbeille que tenait l’un des brigands: malheur au misérable qui se refusait à payer cette contribution forcée.

Donc, pour en revenir à notre récit, la reine de Navarre et Alice de Lux avaient atteint Saint-Germain. Jeanne d’Albret descendit dans une maison d’une ruelle qui débouchait sur le côté droit du château.

Là, elle trouva trois gentilshommes qui l’attendaient dans une salle basse.

– Venez, comte de Marillac, dit-elle à l’un d’eux.

Celui qu’elle venait d’appeler ainsi était un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, vigoureusement découplé, la physionomie empreinte de tristesse.

À l’entrée de la reine et de sa suivante, cette physionomie s’était soudain éclairée; on eût dit qu’un de ces pâles rayons d’hiver qui parfois traversent les nuées glaciales venait se jouer un instant sur son front.

Alice de Lux, de son côté, l’avait regardé.

Un trouble inexprimable avait fait palpiter son sein.

Mais toute cette émotion que nul n’avait remarquée avait duré une seconde à peine. Déjà le comte de Marillac s’était incliné devant la reine, la suivait dans le cabinet retiré où celle-ci venait de pénétrer.

– Pourquoi Votre Majesté m’appelle-t-elle ainsi? demanda alors le jeune homme qui, sans doute, était des familiers de la reine puisqu’il interrogeait le premier.

Jeanne d’Albret jeta un mélancolique regard sur le comte.

– N’est-ce donc pas votre nom? dit-elle. Ne vous ai-je pas créé comte de Marillac?

Le jeune homme secoua la tête.

– Je dois tout à Votre Majesté, dit-il, vie, fortune, titre… Ma reconnaissance ne finira qu’avec mon dernier battement de cœur… mais je m’appelle simplement Déodat… Tous les titres que ma reine pourrait me conférer ne me donneront pas un nom! Tous les voiles que vous pourrez jeter sur moi n’arriveront pas à couvrir la tristesse et peut-être l’infamie de ma naissance… Ô ma reine! Vous ne voyez donc pas que vous êtes la seule à me donner ce titre de comte de Marillac, et que tout le monde m’appelle Déodat, l’enfant trouvé!…

– Mon enfant, dit la reine avec une tendre sévérité, vous devez chasser ces idées. Elles vous tueront. Brave, loyal, intrépide, vous êtes marqué pour une belle destinée si vous ne vous obstinez pas dans cette recherche mortelle qui peut paralyser tout ce qu’il y a en vous de bon et de généreux…

– Ah! fit le comte de Marillac d’une voix sourde, pourquoi ai-je surpris cette conversation! Pourquoi la fatalité a-t-elle voulu que j’apprisse le nom de ma mère! Et pourquoi ne suis-je pas mort le jour où apprenant ce nom, j’ai appris aussi que ma mère était la reine funeste, la tigresse altérée de sang, l’implacable Médicis…

À ce moment, un cri étouffé retentit dans la pièce voisine.

Cri d’étonnement infini, peut-être, ou cri de terreur…

Mais ni la reine de Navarre ni le comte de Marillac, tout entiers à leurs pensées, n’entendirent ce cri.

– Enfant! Enfant! dit Jeanne d’Albret, prenez garde de vous égarer! Prenez garde de courir vers des mirages chimériques… prenez garde aux désillusions…

– La désillusion est dans mon cœur, Majesté.

– Quoi qu’il en soit, reprit la reine avec fermeté, enfermez en vous-même ce fatal secret. Vous savez combien je vous aime: je vous ai élevé comme mon propre fils; vous avez couru la montagne avec mon Henri; vous avez eu les mêmes maîtres… continuez donc à être simplement mon fils d’adoption… Il y a place pour deux dans mon cœur de mère…

Le comte de Marillac s’inclina avec un respect plein d’émotion, saisit la main de la reine et la porta à ses lèvres.

– Maintenant, reprit la reine de Navarre, écoutez-moi, comte. J’ai besoin dans Paris d’un homme dont je sois sûre comme si vraiment c’était mon fils.

– Je serai cet homme-là! fit vivement Déodat.

– J’attendais votre proposition, mon enfant, dit la reine en contenant mal son émotion. Mais faites-y bien attention, c’est peut-être votre vie que vous allez exposer.

– Ma vie vous appartient. Je l’ai risquée cent fois pour celui qui veut bien m’appeler son grand frère… pour votre fils, madame. À plus forte raison la risquerais-je pour vous-même…

– Peut-être aussi, reprit lentement la reine de Navarre, aurez-vous à risquer plus que la vie… peut-être vous trouverez-vous placé en présence de circonstances où vous aurez à lutter contre votre propre cœur… alors, mon enfant, c’est plus que du courage que j’attendrai de vous, c’est une magnanimité d’âme que je ne puis espérer qu’en vous…

– Quelles que soient les circonstances. Majesté, il me sera impossible d’oublier que si je vis c’est à vous que je le dois! Si je ne suis pas un pauvre être voué au malheur et à la misère c’est que votre main secourable s’est étendue sur moi. Ainsi donc, j’attends votre bon plaisir et vos ordres.

– Oui! murmura la reine pensive, il le faut! Écoute-moi, mon enfant, mon cher fils…

Alors Jeanne d’Albret, bien qu’elle fût certaine que nul ne guettait ses paroles, se mit à parler si bas que le comte de Marillac, pour l’entendre, concentrait toute son activité dans l’ouïe, fermait les yeux, et que sa tête touchait presque la tête de la reine.

L’entretien, ou plutôt le monologue, dura une heure.

Au bout de cette heure, le comte répéta en les résumant les instructions qui venaient de lui être données.

Alors, il voulut s’incliner pour saluer la reine.

Mais Jeanne d’Albret le saisit, l’attira à elle et, l’embrassant au front, lui dit:

– Va, mon fils, pars avec ma bénédiction…

Déodat s’éloigna et traversa la pièce où attendaient les deux autres gentilshommes. Il jeta un rapide regard autour de lui; mais sans doute il ne trouva pas ce qu’il comptait voir ou revoir dans cette salle basse, car il sortit dans la ruelle, détacha un cheval dont le bridon était fixé au tourniquet d’un contrevent, se mit en selle, et commença à descendre la grande côte boisée, dans la direction de Paris.

Peut-être éprouvait-il comme un regret à s’éloigner ainsi, car il laissait son cheval cheminer au pas et, après l’avoir mis dans le chemin, il ne s’inquiétait plus de lui pour le relever d’un coup de bride lorsque la bête buttait contre quelque pierre.

En effet, la route qu’il suivait n’était guère qu’un sentier mal entretenu, et la pente était roide.

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