XV LES TROIS AMBASSADEURS
Jeanne d’Albret sortit de Paris par la porte Saint-Martin, voisine du Temple. À deux cents toises [9] de là, attendait une voiture de voyage attelée de quatre vigoureux petits chevaux tarbes que conduisaient deux postillons. La reine de Navarre marcha jusqu’à cette voiture sans prononcer une parole. Elle fit monter Alice de Lux la première, et, se tournant alors vers Pardaillan:
– Monsieur, dit-elle de cette voix grave qui devenait si harmonieuse en certaines circonstances, vous n’êtes pas de ceux qu’on remercie. Vous êtes un chevalier des temps héroïques, et la conscience que vous devez avoir de votre valeur, doit vous mettre au-dessus de toute parole de gratitude. En vous disant adieu, je veux seulement vous dire que j’emporte le souvenir d’un des derniers paladins qui soient au Monde…
En même temps, elle tendit sa main.
Avec cette grâce altière qui lui était propre, le chevalier se pencha sur cette main et la baisa respectueusement. Il était tout ému, tout étonné de ce qu’il venait d’entendre.
La voiture s’éloigna au galop de ses petits tarbes nerveux.
Longtemps, il demeura là tout rêveur.
«Un chevalier des temps héroïques, songeait-il. Un paladin! Moi!… Et pourquoi pas! Oui! Pourquoi n’entreprendrais-je pas de montrer aux hommes de mon temps que la force virile, le courage indomptable sont des vices hideux quand ils sont mis à la disposition de l’esprit de haine et d’intrigue; et qu’ils deviennent des vertus, quand…»
Sur ce mot de vertu, il s’arrêta et se mit à rire comme il riait: c’est-à-dire du bout des dents et sans bruit.
Il s’était d’abord redressé et, appuyé tout droit sur le fourreau de Giboulée, il avait haussé sa taille, et sa moustache s’était hérissée, ses yeux avaient flamboyé.
Au mot de vertu, il leva les épaules, renvoya Giboulée dans ses mollets, d’un coup de talon, et grommela:
– M. de Pardaillan, mon père, m’a pourtant fait jurer de me défier surtout de moi-même! Allons voir s’il reste quelque perdreau ou quelque carcasse de poulet chez maître Landry!
Il se mit aussitôt en route en sifflant une fanfare de chasse que le roi Charles IX, grand amateur de fanfares, venait de mettre à la mode, et rentra dans Paris au moment où on allait fermer les portes.
Une heure plus tard, dans la rôtisserie de la Devinière , il était attablé devant une magnifique volaille que Mme Landry Grégoire, désireuse de faire sa paix, découpait elle-même, ce qui lui permettait de faire valoir la rondeur d’un bras nu jusqu’au coude.
Il faut dire que ce déploiement d’amabilité fut en pure perte: le héros, le paladin, pris d’un appétit féroce, n’avait d’yeux que pour la volaille et les flacons de Saumur qui l’escortaient. Il ne mangeait pas, il dévorait…
Une fois rassasié, Pardaillan s’en fut tranquillement se coucher, tandis que maître Landry poussait un soupir de désespoir en constatant que trois flacons avaient succombé aux attaques de son hôte, et que Huguette Landry Grégoire, sa femme, en poussait un autre de désolation en constatant que le chevalier avait résisté à ses attaques à elle.
Le lendemain, fatigué de la grande bataille de la veille, Pardaillan se réveilla assez tard. Il se leva, passa son haut-de-chausses et ayant jeté sur ses épaules un vieux manteau déteint que lui avait laissé son père, il se mit en devoir de raccommoder son pourpoint, opération qui lui était des plus familières. Peut-être bien que, dans l’esprit de telle lectrice, une aussi humble occupation fera descendre le chevalier du piédestal où déjà elle le plaçait. Nous ferons simplement observer à cette lectrice que notre dessein est de représenter avec exactitude les détails de l’existence d’un aventurier sous le règne de Charles IX.
Pardaillan, donc, saisit une sorte de trousse copieusement munie d’aiguilles, de fil, d’aiguillettes, de cordons, d’agrafes et de tout ce qu’il faut pour coudre, raccommoder, rapetasser, effacer d’un doigt expert les accros, déchirures et coups d’épée.
Il s’était placé près de la fenêtre pour avoir du jour, et tournait le dos à la porte. Il venait de boucher un premier trou et attaquait un accroc situé en pleine poitrine lorsqu’on gratta légèrement à la porte.
– Entrez! cria-t-il sans se déranger.
La porte s’ouvrit. Il entendit la voix grasse de maître Landry Grégoire qui disait avec un respectueux empressement:
– C’est ici, mon prince, c’est ici même…
Et ayant tourné la tête par-dessus son épaule pour voir de quel prince il s’agissait, Pardaillan aperçut en effet le plus magnifique seigneur qui eût jamais franchi le seuil de la Devinière : hautes bottes en peau fine, à éperons d’or, haut-de-chausses en velours violet, pourpoint de satin, aiguillettes d’or, rubans mauves, grand manteau de satin violet pâle, toque à plume violette agrafée à une émeraude; et, dans ce costume, un jeune homme frisé, musqué, pommadé, parfumé, moustaches relevées au fer, joues fardées, lèvres passées au rouge: un mignon [10] splendide.
Le chevalier se leva et, son aiguille à la main, dit poliment:
– Veuillez entrer, monsieur.
– Va, dit l’inconnu – prince ou mignon – va dire à ton maître que Paul de Stuer de Caussade, comte de Saint-Mégrin, désire avoir l’honneur de l’entretenir.
– Pardon, dit froidement le chevalier, quel maître?
– Mais le tien, ventre de biche! J’ai dit ton maître, par le sambleu!
Pardaillan devint de glace, et avec la superbe tranquillité qui le caractérisait, répondit:
– Mon maître, c’est moi!
Mot énorme pour une époque où tout le monde, excepté le roi, avait un maître. Et encore le roi reconnaissait-il le pape pour son maître.
Saint-Mégrin fut étonné ou ne le fut pas; il demeura impassible, craignant surtout de déranger la dentelle de sa collerette. Seulement, du haut de cette collerette, il laissa tomber ces mots:
– Seriez-vous, d’aventure, monsieur le chevalier de Pardaillan?
– J’ai cet honneur, fit le chevalier de cet air figure de raisin qui ébahissait les gens et les laissait perplexes, se demandant s’ils avaient affaire à un profond diplomate ou à un prodigieux naïf.
Saint-Mégrin, dans toutes les règles de l’art, se découvrit et exécuta sa révérence la plus exquise.
Pardaillan ramena sur ses épaules son vieux manteau déteint, et d’un geste, désigna au comte l’unique fauteuil de la chambre, tandis qu’il s’asseyait sur une chaise.
– Chevalier, dit Saint-Mégrin, quand il eut pris place avec toutes les précautions imaginables pour ne pas froisser son manteau de satin violet pâle, je vous suis dépêché par monseigneur le duc de Guise pour vous dire qu’il vous tient en grande estime et haute admiration.
– Croyez bien, monsieur, fit Pardaillan du ton le plus naturel, que je lui rends cette estime et cette admiration.
– L’affaire d’hier vous a mis en fort belle posture.
– Quelle affaire?… Ah! oui… le pont de bois…
– Eh! il n’est pas question que de cela à la cour. Et tout à l’heure, au lever de Sa Majesté, le récit en fut fait au roi par son poète favori, Jean Dorat, qui a assisté à la chose.
– Bon! Et qu’a-t-il dit, ce poète?
– Que vous méritiez la Bastille pour avoir sauvé deux criminelles. Car il paraît prouvé que les deux femmes étaient des criminelles qui se sauvaient.
– Et qu’a dit le roi?
– Si vous étiez homme de cour, monsieur, vous sauriez que Sa Majesté parle très peu… Quoi qu’il en soit, vous passez maintenant pour un Alcide ou un Achille. Tenir tête à tout un peuple pour protéger deux femmes, c’est fabuleux cela! Savez-vous que vous êtes un héros, quelque chose comme un chevalier de la Table Ronde?
– Je ne dis pas non.
– Et, surtout, ce moulinet de la rapière! Et les coups de pointe de la fin! Et cette maison qui s’écroule!…
– Ah! je n’y suis pour rien, croyez-le.
– Bref, monseigneur le duc de Guise serait charmé de vous être agréable. Et pour preuve, il m’a chargé de vous supplier d’accepter ce petit diamant comme une première marque de son amitié. Oh! ne refusez pas, vous feriez injure à ce grand capitaine…
– Mais je ne refuse pas, dit Pardaillan toujours paisible.
Et il passa à son doigt la magnifique bague que lui tendait le comte, non sans en avoir pour ainsi dire soupesé le diamant du coin de l’œil.
– Vous me voyez charmé du bon accueil que vous voulez bien me faire, reprit Saint-Mégrin.
– Tout l’honneur est pour moi, ainsi que le profit.
– Oh! ne parlons plus de cette bague… une misère.
– Malepeste! Je n’en juge pas ainsi. Mais je voulais seulement parler du profit qu’il peut y avoir pour moi à avoir reçu en ce taudis un seigneur de votre importance. J’avoue que j’avais fort envie de voir de près un homme de bel air. Et me voilà pleinement satisfait. Par Pilate! il faudrait que je fusse bien difficile! Votre manteau à lui seul est une merveille. Quant à votre pourpoint, je n’ose vraiment l’apprécier. Il n’est pas jusqu’à ce haut de chausses violet qui ne m’étonne. Et votre toque, monsieur le comte! Ah! votre toque! Jamais je n’oserai plus mettre mon chapeau!…