Le chevalier de Pardaillan, lorsqu’il avait entendu se refermer la porte, lorsqu’il avait compris que cette porte de son cachot était inébranlable, était tombé sur les dalles presque sans connaissance.
Sous ses dehors de pince-sans-rire un peu froid, Pardaillan cachait une nature impressionnable à l’excès.
Ses colères et ses joies, pour ne pas se traduire au-dehors en gestes exubérants, n’en étaient que plus violentes.
Quand il revint à lui, le premier emploi qu’il fit de son énergie fut de se réduire au calme le plus absolu, et de dompter la fureur qui bouillonnait en lui.
Alors, il examina la chambre où il était enfermé.
C’était une pièce assez vaste dont le plancher était composé de larges dalles. Seulement, dans tout un angle, les dalles s’étant brisées, on les avait remplacées par des carreaux.
Les murs et la voûte surbaissée étaient en pierres de taille noircies par le temps; mais elles n’étaient point trop humides, le cachot étant situé assez haut dans la tour.
Cependant, il faisait froid dans cette pièce, comme dans une cave, grâce sans doute à l’épaisseur des murs.
Une étroite lucarne, placée assez haut, laissait entrer un peu – très peu – de lumière et d’air. Mais, en montant sur un escabeau de bois, siège unique de cette prison, il était facile d’atteindre à cette fenêtre.
Une botte de paille, une cruche pleine d’eau sur laquelle était déposé un pain achevaient l’ameublement de la chambre.
Il régnait là une pesante tristesse qu’accentuait le silence ambiant.
Dans le corridor, on entendait le pas lent et sonore d’une sentinelle.
Les bruits de Paris n’arrivaient que très affaiblis et comme lointains.
Pardaillan se jeta sur la paille assez propre qui devait lui servir de lit. Une couverture trouée, élimée, traînait sur cette paille.
À l’actif de notre héros, disons qu’à ce moment d’angoisse terrible pour un homme qui savait parfaitement qu’on ne sort de la Bastille que «les pieds devant», à ce moment, toute sa pensée se reporta vers Loïse.
L’amertume de son arrestation lui vint surtout de ce qu’il n’avait pu courir au secours de sa petite voisine.
«C’est moi qu’elle a appelé, songeait-il. C’est tout d’abord à moi qu’elle a pensé dans le danger. Et me voici en prison! Dans la tombe, plutôt! Que va-t-elle dire? Que va-t-elle penser?…»
Des larmes de rage et de douleur s’échappèrent de ses yeux.
Longtemps, il tourna et retourna dans tous les sens cette pensée qu’il lui avait fallu une malchance inouïe pour être arrêté en un tel moment.
Jamais Pardaillan ne s’était dit d’une façon bien positive qu’il aimait cette jeune fille.
Le déchirement qu’il éprouva lui fut une révélation. Et ce fut presque avec de l’étonnement qu’il se répéta doucement:
«Je l’aime!»
Mais à quoi bon cet amour? la reverrait-il jamais? Est-ce qu’on sortait de la Bastille! Et en admettant même qu’un miracle le tirât de la sombre forteresse après de longues années, retrouverait-il Loïse?
Et quel pouvait être ce danger qui l’avait menacée au point qu’elle avait appelé à son secours un homme qu’elle connaissait à peine de vue?
Ce fut au duc d’Anjou que Pardaillan songea.
Sans doute le duc et ses acolytes étaient revenus de bon matin. Ou peut-être même ne s’étaient-ils pas éloignés…
Avec un immense désespoir, Pardaillan se dit que s’il avait passé la nuit dans la rue comme il en avait eu un instant la pensée, non seulement il se fût trouvé là pour protéger Loïse, mais encore il n’eût pas été arrêté!
À cette pensée, à la pensée que Loïse était maintenant au pouvoir du duc d’Anjou, il se mordit les poings et éclata en sanglots.
Cet état de désespoir, pour ainsi dire rétrospectif, dura quatre jours.
Pendant ce laps de temps, le malheureux jeune homme dormit à peine, mangea par-ci par-là quelques bouchées de pain; en revanche, sa cruche d’eau était toujours vide trois ou quatre heures avant que le geôlier ne vînt renouveler sa provision; une soif ardente le dévorait: il avait la fièvre.
Pour se fatiguer, pour trouver un peu de sommeil, il marchait toute la journée autour de son cachot, du même pas souple et rapide.
Il ne s’apercevait pas que de songer ainsi à Loïse, de concentrer son désespoir sur ce point, c’était encore une consolation, et cela l’empêchait de tomber dans un désespoir plus grave.
Ce moment arriva.
À force de songer à ce qu’il y avait de si terriblement ironique dans la destinée qui le supprimait du monde des vivants, à l’heure même où il eût pu être si heureux, il en vint à se demander pourquoi il était arrêté…
Il devinait vaguement que le coup venait de la reine Catherine.
Et pourtant, elle s’était montrée si bonne, si franche, elle lui avait donné rendez-vous au Louvre avec une si naturelle fermeté, qu’il refusait de s’arrêter à ce soupçon.
Mais qui, alors?
«Est-ce que ce complot que j’ai surpris… est-ce que le duc de Guise… mais non! comment aurait-il su!…»
La question bientôt lui devint une obsédante torture de l’esprit.
Au bout de cinq ou six jours, on n’eût pas reconnu Pardaillan. À force de se poser les mêmes problèmes insolubles, son visage avait pris une sorte d’immobilité douloureuse, dans laquelle flamboyait seulement le double jet de feu sombre qui s’échappait de ses yeux.
Le soir du sixième jour, il n’y tint plus et résolut de savoir au moins de quel crime il était accusé.
La pensée de la prison l’épouvantait maintenant.
Le malheureux qu’on jette dans une geôle ou dans un bagne pour cinq ans, pour vingt ans, celui qui peut entrevoir une résurrection si lointaine qu’elle soit, ne connaît pas les dernières limites du désespoir. Celui-là même qui est condamné à une détention perpétuelle, qui sait son avenir, trouve une sorte d’âpre consolation dans la certitude même de son malheur.
Mais être saisi en pleine vie, en pleine force, en pleine expansion de jeunesse, et, sans savoir pourquoi, sans entrevoir les limites de la détention, pas plus que par une nuit profonde on ne peut entrevoir le fond d’un précipice, n’avoir pour horizon que quatre murs noirs sans qu’on sache pourquoi on est arraché à l’horizon du ciel et de la terre, ignorer demain, considérer qu’on meurt à vingt ans et qu’on se verra mourir heure par heure pendant quarante ou cinquante ans, Pardaillan toucha ce désespoir spécial.
Oh! savoir! savoir à tout prix!…
Lorsque le geôlier entra le soir dans son cachot, Pardaillan, pour la première fois, lui adressa la parole.
– Mon ami… fit-il d’une voix très douce.
Le geôlier le regarda de travers.
– Je voudrais vous poser une question… je vous supplie de me répondre…
– Il m’est défendu de parler aux prisonniers, fit brusquement le geôlier.
– Un mot! Un seul! Pourquoi suis-je ici?… Ne vous en allez pas! Parlez-moi!…
Le geôlier se dirigeait vers la porte. Il se retourna vers le jeune homme et il le vit si bouleversé, si pâle, si pitoyable, que sans doute il fut ému.
– Écoutez, dit-il d’une voix un peu moins rude, je vous préviens pour la dernière fois: il m’est défendu de vous parler; si vous persistiez, je serais obligé de faire mon rapport au gouverneur.
– Et qu’arriverait-il alors? demanda le chevalier haletant.
– Il arriverait qu’on vous descendrait dans les cachots!
– Eh bien! rugit Pardaillan, que cela arrive donc! Mais je veux savoir! Je le veux, tu entends! Parle donc, misérable, ou je te jure que je vais t’étrangler!
Il fit un bond pour se ruer sur le geôlier.
Mais celui-ci s’attendait sans doute à quelque attaque car, au même instant, il fut dans le corridor, et referma la porte violemment.
Comme au premier jour, Pardaillan se jeta alors sur cette porte; c’est à peine s’il réussit à l’ébranler. Mais cette fois, son impuissance, loin de le calmer, ne fit qu’exaspérer sa fureur.
Pendant toute la nuit et la journée du lendemain, il fit un tel vacarme, il poussa de tels hurlements, il asséna contre la porte de tels coups que le geôlier n’osa pénétrer dans le cachot.
Seulement, le gouverneur prévenu prit une dizaine de soldats solidement armés et, ainsi escorté, se rendit au cachot du forcené.
– C’est M. le gouverneur qui vient vous voir! cria le geôlier à travers la porte.
– Enfin! Je vais donc savoir! murmura Pardaillan qui ruisselait de sueur et de sang.