XVI UNE CÉRÉMONIE PAÏENNE
Le soir commençait à tomber lorsque Pardaillan revint à la Devinière . Instinctivement, ses yeux se levèrent vers la petite fenêtre où tant de fois lui était apparu le charmant visage de Loïse. Il eût donné la moitié des écus dont il était devenu possesseur pour être vu dans son beau costume. Mais la fenêtre était fermée.
Le chevalier poussa un soupir et se tourna vers le perron de la Devinière . À gauche de ce perron, il aperçut alors trois gentilshommes qui, le nez en l’air, semblaient examiner attentivement la maison où demeurait la Dame en noir.
– Vous dites que c’est bien là, Maurevert? fit l’un d’eux.
– C’est là, comte de Quélus. Au premier, la propriétaire, vieille dame bigote, sourde et confite en prières. Le deuxième est à moi depuis ce matin.
– Maugiron, reprit celui qu’on venait d’appeler comte de Quélus, conçois-tu ces bizarres passions de Son Altesse pour de petites bourgeoises?
– Moins que des bourgeoises, Quélus. Lui qui a la cour!…
– Mieux que la cour, Maugiron: il a Margot!
Les deux jeunes gentilshommes éclatèrent de rire et continuèrent à causer entre eux sans s’occuper de Maurevert, pour lequel ils cherchaient à peine à déguiser un sentiment de mépris et de crainte.
Maurevert s’était éloigné en disant:
– À ce soir, messieurs!
Quélus et Maugiron allaient en faire autant lorsqu’ils virent se dresser devant eux un jeune homme qui, avec une politesse glaciale, mit son chapeau à la main et demanda:
– Messieurs, voulez-vous me faire la grâce de me dire ce que vous regardiez si attentivement dans cette maison?
Les deux gentilshommes, interloqués, échangèrent un coup d’œil.
– Pourquoi nous posez-vous cette question, monsieur? fit Maugiron avec hauteur.
– Parce que, répondit Pardaillan, cette maison m’appartient.
Le chevalier était un peu pâle. Mais cette pâleur devait passer inaperçue aux yeux de ses interlocuteurs, qui ne le connaissaient pas. De plus son attitude était d’une extrême politesse.
– Et vous supposez, dit Quélus, que nous aurions envie de l’acheter?
– Ma maison n’est pas à vendre, messieurs, fit Pardaillan avec un visage immobile.
– Alors, que voulez-vous?
– Vous dire simplement ceci: je ne veux pas qu’on regarde ce qui m’appartient, et surtout qu’on en rie. Or, vous avez regardé, et vous avez ri.
– Vous ne voulez pas! s’écria Maugiron en pâlissant de colère.
– Viens, fit Quélus. C’est un fou.
– Messieurs, dit Pardaillan toujours impassible, je ne suis pas fou. Je vous répète que je hais les insolents qui regardent ce qu’ils ne doivent pas voir…
– Mordieu, monsieur! Vous allez vous faire couper les oreilles!
– Et que j’ai l’habitude de châtier ceux dont le rire me déplaît, acheva Pardaillan. Allez rire ailleurs.
– Ah! ah! fit Quélus. Et où diable voulez-vous que nous allions rire?
– Mais, par exemple, dans le petit Pré-aux-Clercs.
– C’est bien. Et quand?
– Tout de suite, si vous voulez!
– Non pas. Mais demain matin, vers les dix heures, nous y serons, mon ami et moi. Et vous, monsieur, tâchez de bien rire ce soir. Car il est probable que demain vous ne rirez plus.
– J’y tâcherai, messieurs! dit Pardaillan qui salua d’un grand geste de sa plume de coq…
Quélus et Maugiron s’éloignèrent dans la direction qu’avait déjà prise Maurevert.
Pardaillan, inquiet et troublé, entra dans la salle de la Devinière , et s’attabla.
«Que diable faisaient là ces deux étourneaux?… Et l’autre, avec sa figure d’oiseau de mauvais augure!… Seraient-ils venus là pour elle?… Par les cornes de tous les enfers! Si cela était!… Mais non, voyons… quelle apparence y a-t-il?… Elle sort si rarement! qui l’aurait remarquée?»
Enfin, bref, le raisonnement aidant, et aussi un bon flacon de vin d’Anjou, Pardaillan parvint à se rassurer, et selon ses habitudes d’observateur, se mit à regarder autour de lui.
Ce soir-là, il y avait grand remue-ménage dans l’auberge. Les servantes dressaient le couvert pour une forte tablée dans une pièce voisine. Maître Landry et ses queux agitaient force casseroles.
– Ah ça! demanda le chevalier à Lubin, qui le servait, il y aura donc belle et nombreuse société ce soir?
– Oui, monsieur. Et vous m’en voyez tout joyeux.
– Pourquoi joyeux?
– D’abord parce que messieurs les poètes sont fort généreux… ils boivent bien, et me font boire.
– Ce sont donc des poètes qui vont venir?
– Comme tous les mois, le premier vendredi, monsieur le chevalier. Ils se réunissent pour dire des poésies qui me feraient rougir, si je n’étais trop occupé à boire pour écouter.
– Bon. Ensuite?… Ton autre motif de joie?
– Ah oui! Eh bien, c’est que frère Thibaut va venir.
– Le moine? Est-il donc aussi poète?
– Non. Mais… excusez-moi, monsieur le chevalier, voici justement… une plume rouge…
Et, sans finir sa phrase, Lubin, qui paraissait fort embarrassé, se précipita au-devant d’un cavalier qui venait d’entrer dans la salle. Ce cavalier avait une plume rouge à sa toque. Il s’enveloppait soigneusement de son manteau qu’il relevait jusqu’au nez. Mais si bien qu’il dissimulât son visage, Pardaillan, qui avait les yeux pénétrants et le regard agile, aperçut un instant ce visage.
– M. de Cosseins! murmura-t-il.
Cosseins était le capitaine des gardes de Charles IX, c’est-à-dire le premier personnage militaire du Louvre.
Il était de toutes les parades, de toutes les chasses royales. Pardaillan l’avait vu plus d’une fois.
«Qu’est-ce que cette société de poètes dont font partie le capitaine des gardes et le moine Thibaut? songea le chevalier. Pourquoi est-ce Lubin et non maître Landry qui va au-devant d’un pareil personnage?»
Et, avec une curiosité surexcitée, il suivit des yeux le manège de Lubin et de Cosseins. Landry, occupé à ses fourneaux dans la rôtisserie, n’avait pas fait attention au nouveau venu, bien que, de la cuisine située à gauche de la grande salle, il pût voir par une large baie ce qui se passait dans l’auberge.
Or, Lubin et le capitaine pénétrèrent dans la salle où les servantes dressaient le couvert.
– C’est ici qu’aura lieu le banquet, messire poète, fit Lubin en essayant vainement de dévisager l’homme à la plume rouge.
– Allons plus loin! dit Cosseins.
La salle suivante était vide et donnait dans une quatrième salle également vide, mais où des sièges étaient préparés, au nombre d’une quinzaine.
À gauche de cette salle s’ouvrait un cabinet noir. Cosseins y entra.
– Qu’est-ce que c’est que cette porte? demanda le capitaine.
– Elle ouvre sur l’allée qui longe les quatre salles et aboutit à la rue.
– Nul ne peut entrer par ici?
Lubin sourit et montra les deux énormes verrous qui maintenaient la porte massive.
– C’est bien. Où se tiendra le moine?
– Frère Thibaut? Dans la grande salle, devant la porte du banquet. Oh! personne n’entrera, et vous pourrez à l’aise vous débiter vos sonnets et vos ballades.
– C’est que, vous comprenez, il y a tant de jaloux qui seraient bien aises de s’emparer de nos productions!
– Oui, des plagiaires!
Cosseins approuva de la tête et, satisfait sans doute de son inspection, retraversa les salles, gagna la porte du salon et disparut.
«Que diable va-t-il se passer ce soir à la Devinière ?» se demanda Pardaillan.
Le chevalier n’était pas homme à perdre son temps en méditation. Il était curieux par nature et par besoin de défense personnelle. Il n’hésita pas et résolut de connaître la vérité que Lubin ignorait selon toute vraisemblance.
Pardaillan connaissait l’hôtellerie de fond en comble.
Il se leva donc sans affectation, appela Pipeau d’un claquement de langue, et pénétra dans la salle du banquet où trois servantes effarées achevaient de mettre le couvert. Il passa rapidement, et entra dans la pièce vide en refermant derrière lui la porte. Puis il atteignit la pièce où étaient rangés des sièges, et enfin le cabinet noir.
Ce cabinet n’était d’ailleurs qu’une sorte de caveau aux murailles en pierre humide, et tout tapissé de toiles d’araignées. Il communiquait avec l’allée par la lourde porte que nous avons signalée, et avec la pièce aux sièges par une porte percée d’un judas dont le treillis disparaissait sous d’épaisses couches de poussière.