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XLV JEANNE D’ALBRET

Au moment où le comte de Marillac se mit en route pour accomplir la mission de confiance que lui avait donnée Catherine, la reine de Navarre se trouvait à La Rochelle, place forte qui, sans être encore cette sorte de capitale protestante qu’elle allait devenir après la Saint-Barthélemy, n’en était pas moins considérée par les réformés comme le meilleur de leurs refuges.

Jeanne d’Albret avait concentré là les forces dont elle disposait.

Elle avait imaginé un plan aussi simple que hardi, et qui comportait deux actions simultanées.

Il consistait à réunir sous les murs de La Rochelle tout ce qu’il y avait de protestants en France décidés à risquer un grand coup pour conquérir la liberté de conscience, c’est-à-dire non seulement le droit de penser autrement que les catholiques, mais l’existence civile dans un pays où ils étaient exclus de toutes les charges et de tous les emplois.

En un mot, elle jugeait que l’heure était venue de vaincre ou de mourir.

Une fois cette armée réunie et organisée, elle en prendrait le commandement elle-même et marcherait droit sur Paris.

Telle était la première action du plan.

La deuxième consistait à tenter dans l’intérieur même de Paris un coup de main qui devait coïncider avec l’apparition de Jeanne d’Albret sur les hauteurs de Montmartre par où elle comptait attaquer.

Ce coup de main, c’était l’enlèvement du roi Charles IX que l’on eût transporté au camp des réformés.

Coligny, Condé, Henri de Béarn devaient prendre les devants, s’installer dans Paris et y préparer l’enlèvement.

Trois ou quatre cents protestants devaient, par petites troupes ou même isolément, entrer dans la capitale de Charles IX et occuper peu à peu tout le côté de la ville situé entre le Louvre et les fossés Montmartre.

Telle était la deuxième action du plan.

La résultante de ces deux combinaisons, la voici:

Jeanne d’Albret apparaissait sous les murs de Paris avec une armée forte d’environ quinze mille fantassins, deux mille cavaliers, vingt canons. À un signal donné par elle du haut de Montmartre, Henri de Béarn, suivi de Condé et de Coligny, montait à cheval; les quatre cents huguenots arrivés se formaient autour de lui; cette troupe traversait la ville assiégée et marchait sur la porte Montmartre en criant aux Parisiens que le roi Charles IX se trouvait dans le camp huguenot.

Au même instant, la porte Montmartre eût été attaquée du dehors.

Jeanne d’Albret comptait ainsi entrer dans Paris presque sans coup férir, se réunir à son fils, marcher sur le Louvre, et là imposer ses conditions à Catherine de Médicis.

Voilà dans son ensemble le plan de la guerrière. On peut dire qu’il était réellement inspiré par le désespoir, et il est impossible d’affirmer qu’il n’eût pas réussi.

Quoi qu’il en soit, on a vu que ce plan avait reçu dans Paris un commencement d’exécution; Henri de Béarn, Condé et Coligny n’avaient pas hésité à y entrer secrètement; ils y étudiaient la possibilité d’enlever Charles IX et cherchaient à gagner à leur cause ceux des catholiques tolérants qu’indignaient les persécutions et la mauvaise foi montrée par Catherine après la paix de Saint-Germain.

Les choses en étaient là, lorsque Jeanne d’Albret reçut une lettre qui la troubla fort et ébranla ses résolutions.

La lettre venait de Charles IX et lui était apportée par un gentilhomme du roi.

En substance, Charles IX assurait la reine de Navarre de sa bonne volonté, affirmait son sincère désir de terminer à jamais les luttes qui ensanglantaient le royaume, et lui donnait rendez-vous à Blois pour discuter des conditions d’une paix durable et définitive. Il ajoutait que, de vive voix, il lui donnerait une preuve de sa sincérité, et une garantie extraordinaire. (Il faisait allusion au mariage d’Henri de Béarn et de Marguerite de France que, sur le conseil de sa mère, il voulait proposer à la reine de Navarre.)

Pendant quelques jours, Jeanne d’Albret, tout en continuant activement ses préparatifs, eut l’esprit préoccupé de cette lettre.

Elle avait simplement dit à l’envoyé du roi qu’elle ferait tenir une réponse.

Voilà où en étaient les choses lorsque, le soir du seizième jour après son départ de Paris, le comte de Marillac arriva en vue de La Rochelle.

Son cœur battit à la pensée qu’il allait revoir là reine.

Mais nous devons dire que cette émotion venait surtout des résolutions qu’il avait prises pendant la route.

Le comte avait pour Jeanne d’Albret un véritable culte. Il ne l’aimait pas seulement comme un fils dont l’affection n’a jamais subi la moindre altération, mais il l’admirait, il la tenait pour un esprit parfait, et l’idée d’encourir un blâme de cette reine lui était insupportable.

Or, les seize journées de route monotone qu’il venait d’accomplir, il les avait passées à se demander comment la reine de Navarre accueillerait son idée de mariage avec Alice de Lux.

Quand il y songeait, il ne voyait pas quelle objection la reine pourrait bien faire à ce mariage.

Mais, pour la première fois, il éprouvait de ces vagues inquiétudes qui semblent nous prévenir des catastrophes proches et qui sont comme des frissons d’âme.

Qu’était-ce en effet qu’Alice de Lux?

Qui le savait au juste?

D’où venait-elle? Qu’était-elle venue faire à la cour de Jeanne d’Albret?

Jusqu’alors, aucune de ces questions ne s’était nettement présentée à son esprit. Il aimait ou plutôt, comme nous l’avons expliqué, il adorait Alice sans la discuter, ce qui est le propre même de l’adoration.

Maintenant qu’il se trouvait en présence d’une résolution précise, il lui fallait des arguments précis pour le cas où Jeanne d’Albret lui eût déconseillé le mariage.

Il faut noter ici que jamais le comte n’avait interrogé Alice. Il eût cru la renverser du piédestal où il l’avait mise s’il lui avait posé une seule question sur son passé. Qu’est-ce en effet qu’une question, sinon la forme hypocrite du soupçon? Et qu’est-ce que le soupçon, sinon le doute, c’est-à-dire, au fond, la conviction inavouable que la femme aimée est indigne – inavouable jusqu’au moment où elle s’affirme avec violence, et où il ne saurait plus être question d’amour, mais de vanités blessées.

Le comte de Marillac n’était et ne pouvait être jaloux. Il était inquiet, voilà tout: inquiet non pas de ce qu’il penserait, lui, d’Alice; mais de ce qu’en penserait la reine. Que savait-il d’Alice de Lux?

Un jour, il l’avait trouvée non loin de sa voiture brisée, là-bas, dans les montagnes de Béarn. Il l’avait conduite à la reine. Alice avait dit qu’elle fuyait Catherine de Médicis. Voilà en quelques mots tout ce qui était connu de cette jeune fille.

Quant à sa famille, le comte s’en inquiétait peu. Alice eût été de roture qu’il lui eût peu importé. Alice, d’ailleurs, était de bonne famille. Un de Lux avait occupé, au début du règne de Louis XII, un important emploi en Guyenne. La jeune fille avait de bonne heure perdu son père et sa mère, et il ne lui restait plus que de vagues cousins. La reine de Navarre n’en savait pas plus long.

Donc, le comte de Marillac était violemment agité en entrant dans la ville de La Rochelle. Il s’informa aussitôt de la maison où logeait la reine.

Lorsque Marillac se trouva en présence de Jeanne d’Albret, il oublia toutes ses préoccupations personnelles et il eut un moment de joie qui éclata dans ses yeux. La reine lui tendit sa main qu’il baisa avec une affection passionnée et non en courtisan.

– Vous voilà donc, mon cher enfant, dit doucement la reine émue. J’espère qu’aucun événement fâcheux ne vous ramène parmi nous…

– Non, madame… au contraire.

Jeanne d’Albret considéra un instant le comte avec une tendresse grave. Une question était sur ses lèvres, et elle hésitait à la formuler. Attentif aux pensées de la reine, Marillac comprit, et dit:

– Sa Majesté le roi de Navarre est en parfaite santé, madame, et aucun danger ne le menaçait à l’heure où j’ai quitté Paris. J’en dirai autant de monsieur l’amiral et de monsieur le prince.

– C’est mon fils qui vous envoie? demanda la reine visiblement soulagée d’une grosse inquiétude.

– Non, madame, fit Déodat. Je vous suis député par madame Catherine qui a pris soin de m’accréditer auprès de Votre Majesté.

En même temps, il tira de son pourpoint la lettre de Catherine de Médicis et, mettant un genou à terre, la tendit à Jeanne d’Albret, et le comte de Marillac ne se releva que lorsque Jeanne d’Albret eut lu entièrement la missive de Catherine de Médicis.

– Vous avez donc vu la mère du roi de France? demanda Jeanne.

– Je l’ai vue, madame, et voici en quelles étranges circonstances.

Marillac fit un récit fidèle et circonstancié de son entrevue avec Catherine, en tout ce qui concernait les propositions de paix et de mariage. Il énuméra les garanties offertes. La reine écouta avec une attention soutenue, bien que son esprit, à ce moment, suivît une autre piste.

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