XVIII CATHERINE DE MÉDICIS
Il était neuf heures du soir. Dans la maison du Pont de bois où nous avons déjà introduit nos lecteurs, Catherine de Médicis et l’astrologue Ruggieri attendaient le chevalier de Pardaillan auquel, on s’en souvient, le Florentin avait donné rendez-vous.
La reine écrivait à une table, tandis que l’astrologue se promenait à pas lents, venant de temps à autre jeter un coup d’œil sur ce que Catherine écrivait, sans chercher d’ailleurs à cacher cette indiscrétion, mais comme un homme qui a le droit d’être indiscret- ou qui le prend.
Un monceau de lettres déjà cachetées étaient entassées dans une corbeille.
Et Catherine écrivait toujours. À peine une lettre finie, elle en commençait une autre.
La prodigieuse activité de cette reine se dépensait ainsi. Son esprit n’avait pas une minute de tranquillité. Avec une souplesse vraiment étonnante, elle passait d’un sujet à un autre presque sans réflexion préalable.
C’est ainsi qu’après une lettre de huit pages serrées où elle exposait à sa fille, la reine d’Espagne, la situation des partis religieux en France et où elle lui demandait de décider le roi d’Espagne à intervenir, elle écrivait à Philibert Delorme, son architecte, pour lui donner des indications d’une lucidité et d’une précision extraordinaires sur le palais des Tuileries; puis elle écrivait à Coligny en termes caressants pour l’assurer que la paix de Saint-Germain serait durable; puis elle achevait un billet à maître Jean Dorat; elle écrivait ensuite au pape, puis au maître de cérémonies pour lui dire d’organiser une fête. De temps à autre, et sans s’interrompre, elle jetait un mot bref.
– Ce jeune homme viendra-t-il?
– Certainement. Pauvre, sans appui, il ne voudra pas manquer l’occasion de faire fortune.
– C’est une rude épée, René.
– Oui, mais que voulez-vous faire de ce spadassin?
Catherine de Médicis posa la plume, jeta un profond regard sur l’astrologue et dit:
– J’ai besoin d’hommes, René. De grandes choses sont en l’air. Il me faut des hommes… et surtout j’ai besoin d’un bon spadassin, comme tu dis.
– Nous avons Maurevert.
– C’est vrai; mais Maurevert m’inquiète. Il en sait trop long maintenant. Et puis Maurevert a été touché à son dernier duel. Son bras a tremblé. Vienne une circonstance tragique, vienne une de ces secondes terribles où le sort d’un empire repose sur une épée… que cette épée tremble un millième de seconde… que le coup s’égare… et l’empire s’écroule peut-être… René, le bras de ce jeune homme ne tremble pas!
– Il sera à nous, rassurez-vous, Catherine.
La reine cacheta les dernières lettres qu’elle venait d’écrire et dit:
– À propos, René, l’hôtel que je t’ai fait construire est terminé. On m’en a remis les clefs ce matin.
– J’ai vu, ma reine, j’ai vu. J’en ai fait le tour par la rue du Four, la rue des Deux-Écus et la rue de Grenelle. C’est tout l’emplacement de l’hôtel de Soissons. Vous faites magnifiquement les choses.
– Que dis-tu de la tour [16] que je t’ai fait élever? fit Catherine en souriant.
– Je dis que jamais Paris n’aura vu une telle merveille de hardiesse élégante. C’est un rêve, pour un homme comme moi, que de pouvoir me rapprocher des étoiles, de dominer les flots de toits et la mer de lire de plus près ce grand livre que le Destin a tracé au-dessus de nos têtes, d’entrer pour ainsi dire de plain-pied dans les douze maisons célestes, et de n’avoir qu’à étendre la main pour toucher le zodiaque!…
Mais déjà l’esprit de Catherine suivait une autre piste.
– Oui, reprit-elle lentement, ce jeune homme me sera utile. As-tu essayé, René, d’établir sa destinée par la sublime connaissance que tu as des astres?
– Divers éléments me manquent encore; mais j’y arriverai. Au surplus, ma reine, pourquoi vous inquiéter à ce point de ce hère? N’avez-vous pas vos gentilshommes, vos créatures, vos femmes?
– Oui, René, j’ai mes cent cinquante demoiselles, et par elles, je sais ce que cent cinquante ennemis peuvent confier à l’oreille d’une maîtresse: oui, j’ai mes créatures jusque chez Guise, jusqu’en Béarn; et par ces créatures je connais les plans de ceux qui veulent ma mort, et au lieu d’être tuée, c’est moi qui tue; oui, j’ai mes gentilshommes et, par eux, je tiens le Louvre et Paris. Mais je me défie, René!…
Elle reposa dans sa main sa tête pâle, si pâle qu’on l’eût dite exsangue, comme une tête de vampire.
Son regard se perdit dans le vague.
Elle sembla évoquer des choses passées, comme un spectre évoque des choses mortes.
– René, dit-elle d’une voix glacée, j’avais quatorze ans lorsque je vins en France. J’en ai cinquante. Combien cela fait-il?
– Cela fait trente-six ans, Majesté! fit Ruggieri étonné.
– C’est donc trente-six années de souffrances et de tortures, trente-six années d’humiliations, de rage d’autant plus terrible que je devais la déguiser sous des sourires, trente-six années où j’ai été tour à tour méprisée, bafouée, réduite à l’état de servante, et enfin haïe… mais d’être haïe, ce n’est rien!… Cela a commencé le soir de mon mariage, René…
– Catherine! Catherine! à quoi bon de tels souvenirs? dit Ruggieri en fronçant le sourcil.
– C’est que les souvenirs ravivent la haine! dit sourdement Catherine de Médicis. Oui, la longue humiliation commença le soir de mon mariage, et dussé-je vivre cent ans encore, je n’oublierai jamais cette minute où le fils de François Ier , m’ayant conduite à notre appartement, s’inclina devant moi et sortit sans me dire un mot… La nuit suivante et les autres, il en fut de même… Lorsque mon époux devint roi de France, la reine, la vraie reine, ce ne fut pas moi… ce fut Diane de Poitiers [17] . Les années s’écoulèrent pour moi dans la solitude: un jour, j’appris qu’Henri de France me voulait répudier. Tremblante, la rage au cœur, j’interrogeai mon confesseur sur les motifs que pouvait faire valoir mon royal époux… Sais-tu ce qu’il me répondit?
Ruggieri secoua la tête.
Catherine de Médicis, livide comme un cadavre, reprit:
– Madame, dit le confesseur, le roi prétend que vous sentez la mort!
Ruggieri tressaillit et pâlit.
– Je sentais la mort! poursuivit Catherine de Médicis en reprenant place dans son fauteuil. Comprends-tu? J’étais mortelle à tout ce que je touchais… Et, chose affreuse, René, il semble qu’Henri II ait eu raison de parler ainsi… Lorsque, poussé par ses conseillers, par Diane de Poitiers elle-même, dont la générosité fut pour moi la dernière lie du fiel, le roi se résolut à me garder, lorsque, sur les instances des prêtres, il consentit à faire de moi sa véritable épouse, lorsque enfin j’eus des enfants, ah! René… que furent ces enfants? François est mort à vingt ans, après un an de règne, d’une effroyable maladie des oreilles dont la source est restée inconnue. Seulement, Ambroise Paré me dit qu’il était mort de pourriture.
Catherine s’arrêta un instant, les lèvres serrées, le front barré d’un pli.
– Regarde Charles! reprit-elle d’une voix plus sourde. Des crises terribles l’abattent, et par moments, je me demande s’il ne va pas finir dans la folie, dans la pourriture de l’intelligence, comme François a fini dans la pourriture du corps. Regarde le duc d’Alençon, mon dernier-né! avec son visage ravagé, ne semble-t-il pas marqué, lui aussi, d’un signe fatal? Vois enfin le duc d’Anjou! (Et ici la voix âpre de la reine prit une expression de tendresse qui surprenait.) Il paraît vigoureux, n’est-ce pas? Eh bien, moi qui le connais, qui le soigne, je vois seule les signes de débilité chez cet enfant incapable de lier deux idées…
Et, avec une sorte de rage contenue:
– François est mort. Charles est condamné. Henri, avant peu, sans doute, va monter sur le trône et poser sur sa faible tête une couronne dont le poids l’écrasera. Tu vois bien qu’il faut que je sois forte, moi, pour supporter le poids de cette Couronne, et régner sur la France, tandis qu’Henri s’amusera!
Elle se leva encore, fit quelques pas dans la pièce, puis, revenant à Ruggieri:
– Régner, dit-elle, régner enfin! Ne plus être à la merci de ces Guise, de ces Coligny, de ces Montmorency qui se disputent le pouvoir! René, songe qu’un jour Guise a eu l’audace d’emporter chez lui les clefs de la maison du roi! Songe que j’ai été presque prisonnière à la cour, moi! Songe que le Coligny maudit travaille à remplacer les Valois par des Bourbons! Songe à tant d’ennemis qui m’ont abreuvée d’outrages quand j’étais faible et seule, et songe que, des dents et des griffes, je défendrai le bien de mon enfant…
– Lequel? demanda froidement Ruggieri.
– Henri, le futur roi de France! Henri, qui seul m’aime et me comprend! Henri d’Anjou, que Charles jalouse, pauvre enfant! Henri à qui on vient de refuser l’épée de connétable! Henri, mon fils, enfin!… Oh! je comprends ce que tu veux dire! Charles est mon fils, lui aussi, n’est-ce pas? François d’Alençon est aussi mon fils? Que veux-tu, une mère ne se sent vraiment mère que pour l’enfant qui est vraiment son enfant, selon son cœur et son esprit!…