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XXXII MONSIEUR DE PARDAILLAN PÈRE

Deux mois environ avant les événements que nous venons de raconter, deux hommes, vers le soir d’une froide journée, s’arrêtèrent dans l’unique auberge des Ponts-de-Cé, près d’Angers.

L’un d’eux avait le costume et les allures de quelque capitaine rejoignant sa compagnie à petites étapes; l’autre paraissait être son écuyer.

Or, ce capitaine, c’était le maréchal de Damville qui, venant de Bordeaux pour se rendre à Paris, s’était détourné de son chemin pour s’arrêter aux Ponts-de-Cé.

Et s’il voyageait en modeste équipage, c’est qu’il tenait sans doute à ne pas attirer l’attention sur lui.

D’autre part, s’il avait fait un crochet assez considérable, ce n’était ni pour admirer les si jolis paysages d’Anjou, avec leurs forêts touffues sous des ciels de satin, avec leurs rivières lentes et comme lascives se traînant mollement parmi les prairies, ni pour se rafraîchir de vin clair et mousseux en mangeant de ces rillettes qu’on fabriquait si excellentes dans ce gracieux village, ni enfin pour conter fleurette à ces accortes paysannes aux riches et longues coiffes blanches qui passaient pour les plus jolies et les moins farouches du pays de France.

Simplement, le maréchal avait un rendez-vous dans l’auberge des Ponts-de-Cé.

À tout moment, l’écuyer sortait sur la route et regardait dans la direction d’Angers.

À huit heures, l’aubergiste voulut fermer sa porte; mais le maréchal l’en empêcha, disant qu’il attendait quelqu’un.

Enfin, à la nuit noire, un cavalier s’arrêta devant l’auberge, et sans descendre de cheval, s’informa d’un voyageur qui devait être arrivé la veille ou le jour même. Et comme on lui répondit qu’un voyageur et son écuyer étaient en effet dans l’auberge, il mit pied à terre et entra.

Cet homme fut mis en présence d’Henri de Montmorency qui esquissa un signe mystérieux.

Sur un signe semblable, que fit le nouveau venu, le maréchal ferma soigneusement sa porte et demanda vivement:

– Vous venez du château d’Angers?

– Oui, monseigneur.

– Vous avez à me parler de la part du duc?

– Quel duc, monseigneur? fit le cavalier en se tenant sur la réserve.

– Mais… celui qui a dû, ces jours-ci, faire une visite… au château.

– Veuillez préciser, monseigneur…

– Le duc de Guise! fit Montmorency à voix basse.

– Nous sommes d’accord. Excusez toutes ces précautions, monsieur le maréchal, nous sommes fort surveillés…

– Bon! Guise est-il encore à Angers?

– Non. Il en est reparti il y a trois jours et se rend à Paris. Le duc d’Anjou est parti hier.

– Savez-vous s’il y a eu entre eux quelque entente?

– Je ne crois pas, monseigneur. Le duc d’Anjou est trop préoccupé de ses mignons, et de ses bigoudis.

– Vous m’apportez donc quelque mot d’ordre d’Henri de Guise?…

– Oui, monseigneur; le voici…

L’homme baissa la voix:

– Le 30 mars prochain, à neuf heures et demie du soir, à l’auberge de la Devinière , à Paris, rue Saint-Denis. Vous souviendrez-vous, monsieur le maréchal?

– Je me souviendrai.

– Vous demanderez M. de Ronsard, le poète. Vous serez masqué. Vous aurez une plume rouge à votre toque.

– Le 30 mars au soir, rue Saint-Denis, à la Devinière , bien. Est-ce tout?

– Oui, monseigneur. Puis-je me retirer? Car il ne faut pas que mon absence ait été remarquée…

– Allez, mon ami, allez…

– Je vous serai reconnaissant de rendre compte à monseigneur Henri de Guise que je me suis bien acquitté de la commission, et de lui dire que je suis à lui corps et âme, bien que j’appartienne au duc d’Anjou… en apparence!

– Ce sera fait. Comment vous, appelez-vous?

– Maurevert, pour vous servir, ici et à Paris où je dois être sous peu.

Et Maurevert, ayant salué, se retira; et quelques instants plus tard, le maréchal entendit le galop de son cheval qui filait sur la route d’Angers.

– Voilà une vraie figure de coquin, songea-t-il. Comment Henri de Guise peut-il employer de pareils serviteurs?… En voilà un qui trahit son maître aujourd’hui. Qui dit qu’il ne nous trahira pas demain? Quant à ce rendez-vous en pleine rue Saint-Denis, j’irai, mais je prendrai mes précautions!

Nos lecteurs ont déjà vu qu’Henri de Montmorency devait effectivement assister à la réunion de la Devinière , en cette soirée où Ronsard et ses poètes firent semblant de tuer un bouc et où le duc de Guise et ses acolytes cherchèrent le moyen de tuer un roi.

Après le départ de Maurevert, l’écuyer monta dans la chambre du maréchal qui était au premier et donnait sur une petite, cour où se trouvaient les écuries.

– Continuons-nous notre route, monseigneur? demanda l’écuyer.

– Ma foi non; nous ferons étape ici; mais sois prêt demain matin à la première heure, et, en attendant, fais-moi monter à souper, la route m’a creusé l’appétit.

L’écuyer se retira en toute hâte pour exécuter les ordres de son maître.

À ce moment, Henri de Montmorency entendit des vociférations furieuses éclater sous sa fenêtre, dans la petite cour.

– Je vous dis que vous ne le mettrez pas là, morbleu! Suis-je ou non le maître dans mon auberge?

– Et moi, je vous dis qu’il est bien là! Par Pilate! Par Barabbas!

– Cette voix! fit Henri en tressaillant.

– Cette écurie est réservée aux bêtes de ces seigneurs, hurla l’aubergiste.

– Et moi, je vous jure que mon cheval n’ira pas dans l’étable parmi vos vaches!

– Monsieur le mendiant, vous vous ferez jeter dehors!

– Monsieur mon hôte, vous vous ferez bâtonner!

– Bâtonner! moi! Ah! pardine, oh a bien raison de dire: routier, argotier!

– On a bien raison de dire: Angevin, sac à vin! Car vous êtes ivre, mon cher!

– Sac à vin! Sac à vin! Par la mordienne, tu vas me le payer cher…

Le reste de la phrase se perdit dans une série d’interjections féroces, qui bientôt se changèrent en hurlements, lesquels à leur tour devinrent des gémissements.

Henri était rapidement descendu dans la cour, et il aperçut deux ombres dont l’une rossait l’autre avec la conscience et l’entrain d’une main experte en ce genre d’exercices.

– À l’aide! Au meurtre! cria l’aubergiste en voyant arriver du renfort.

Car l’ombre rossée n’était autre que l’hôtelier:

Le rosseur, de son côté, suspendit son opération, salua courtoisement le nouveau venu, et lui dit:

– Monsieur, à votre épée et à votre allure, je vous devine gentilhomme. Je le suis moi-même, et je prétends vous faire juge de l’algarade, si vous y consentez.

Le maréchal fit un signe de tête approbatif, mais garda le silence.

– Donc, reprit l’inconnu en cherchant vainement à distinguer dans l’obscurité les traits de son interlocuteur, ce manant que je viens d’étriller de mon mieux, prétend que je dois retirer mon cheval de l’écurie pour lui faire passer la nuit dans l’étable.

– L’écurie n’est que pour trois chevaux, gémit l’aubergiste; il y a juste place pour la bête de ce seigneur, son cheval de main et celui de son écuyer…

– Où il y a place pour trois, il y a place pour quatre. Est-ce vrai monsieur?… Une si belle et si bonne bête! Je veux vous la montrer, monsieur! Vous jugerez mieux ensuite. Holà, notre hôte, un falot!

L’aubergiste, certain d’être appuyé par le voyageur qu’il supposait très riche, d’après la commande de son souper, se hâta d’allumer une lanterne.

Mais aussitôt, Henri de Montmorency s’en saisit et en dirigea la lumière sur l’inconnu qui défendait avec tant d’énergie son cheval. Il tressaillit, et un sourire détendit à demi ses lèvres.

«Lui! songea-t-il. Je m’en doutais à la voix.»

En même temps, Henri poussait la porte de l’écurie, et jetant un coup d’œil à l’intérieur, apercevait auprès de ses trois chevaux un hongre d’une effrayante maigreur, les os perçant la peau, le sabot usé, les flancs raboteux, l’encolure démesurée, les arcades sourcilières proéminentes: on eût dit la bête de l’Apocalypse. Ce cheval, très haut sur jambes, la tête osseuse, la robe riche, paraissait avoir jeûné plus que de raison, et son œil mélancolique disait l’amertume des longues journées sans avoine. Pourtant, il semblait d’une solidité à toute épreuve et se tenait ferme sur ses jarrets.

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