Литмир - Электронная Библиотека
A
A

XXVII LE CONFESSEUR

La veille de ce jour où le chevalier de Pardaillan sortit de la Bastille grâce à la jolie ruse qu’il avait imaginée et où, malgré sa ferme résolution, il s’était retrouvé devant l’hôtel de Montmorency, une scène importante s’était passée dans l’église Saint-Germain-l’Auxerrois.

Il était environ neuf heures du soir. Le prédicateur venait d’achever son sermon devant une foule énorme qui avait envahi la vieille basilique – foule composée en grande partie de femmes élégantes dont les riches toilettes chatoyaient dans l’ombre.

Ce prédicateur était un moine superbe, de haute taille et de grande allure.

Il portait avec une sorte de distinction théâtrale le costume noir et blanc des carmes.

On l’appelait le révérend Panigarola.

Ce moine, malgré sa jeunesse, produisait une impression d’ascétisme sévère que corrigeait fort à propos l’enthousiasme assez peu religieux qu’il soulevait chez ces belles auditrices.

Il était, d’ailleurs, d’une remarquable beauté; il possédait l’art du geste, ce grand geste des bras levés vers les voûtes lointaines et qui s’abaissent tout à coup pour menacer ou pour bénir. Sa voix était âpre et se déchaînait parfois avec une fureur qui secouait l’auditoire.

Mais ce qu’on admirait le plus en lui, c’était la véhémence de ses attaques qui n’épargnaient pas même le roi.

Ce Panigarola prêchait ouvertement la guerre à l’hérésie et l’extermination des huguenots. Il englobait dans la même haine la reine de Navarre, Jeanne d’Albret, son fils Henri, le prince de Condé, l’amiral Coligny, enfin tous les huguenots et ceux qui, comme le roi Charles IX, avaient la faiblesse de les tolérer.

Panigarola inspirait une curiosité passionnée aux femmes qui l’écoutaient.

Pour quelques unes et surtout pour les femmes du peuple, c’était un saint homme que la reine Catherine de Médicis avait fait venir d’Italie pour sauver la France et racheter ses péchés. Mais pour la plupart des nobles dames qui suivaient ses sermons, c’était plus et mieux qu’un saint: c’était un homme…

Un homme qui avait beaucoup péché, et auquel, selon le précepte de l’Évangile, elles pardonnaient beaucoup.

Elles l’avaient connu naguère, le brillant marquis de Pani-Garola! Il était de toutes les fêtes, de toutes les orgies; c’était alors un rude spadassin qui avait sur la conscience une demi-douzaine de morts; un coureur de cabarets, un de ces mignons bretteurs dont l’insolence, le luxe et la force étonnaient le pauvre monde.

Puis, tout à coup, il avait disparu.

Et voici qu’on le retrouvait sous la robe de carme, plus beau que jamais, plus flamboyant, mais l’anathème aux lèvres, alors qu’autrefois ces lèvres n’avaient eu que des sourires.

Ce soir-là, lorsque, après une foudroyante invocation, il tomba à genoux et parut se livrer à une profonde méditation, il y eut dans la foule des trépignements et des exclamations bruyantes que ne modéra nullement le respect dû au saint lieu.

Puis cette foule, lentement, s’écoula et se répandit au-dehors, en criant:

– Mort aux huguenots!

Il ne resta qu’une quinzaine de jolies femmes qui se mirent en prière surtout d’un confessionnal.

Mais un bedeau vint les prévenir que le révérend, très fatigué ce soir-là, n’entendrait aucune de ses pénitentes.

Alors, avec un murmure de désappointement, les pénitentes sortirent à leur tour, à l’exception de deux d’entre elles qui s’obstinèrent à demeurer là.

L’une, jeune et belle autant qu’on pouvait en juger sous les grands voiles noirs dont elle était couverte, était affaissée sur un prie-Dieu; parfois un frisson l’agitait. Lorsque le moine traversa l’église en glissant silencieusement, sa compagne la poussa du coude et murmura:

– Le voici qui vient, Alice!

Alice de Lux releva la tête et frémit.

La vaste nef était maintenant plongée dans l’obscurité. Au loin, vers le maître-autel, une lumière allait et venait; c’était le bedeau qui rangeait les ornements du chœur. Là-haut, les voûtes disparaissaient dans l’ombre, les moindres bruits résonnaient étrangement dans ce grand silence.

Panigarola passa près de la pénitente et s’enferma dans le confessionnal.

– Eh bien? fit à voix basse la compagne d’Alice.

– Laura… maintenant, je n’ose plus, répondit la jeune fille d’une voix tremblante.

– Allons donc! J’ai obtenu pour vous une faveur extraordinaire, on a renvoyé les autres pénitentes…

– Tu n’as pas prononcé mon nom, au moins! s’exclama sourdement Alice.

– Le révérend vous attend! répondit la vieille en haussant les épaules. Alice s’approcha du confessionnal et s’agenouilla dans la petite niche réservée aux pénitentes. Elle était séparée du moine par un treillis en bois léger; en outre, ses voiles cachaient son visage; enfin, l’obscurité était assez grande pour qu’elle ne pût distinguer nettement le confesseur.

Elle se rassura donc sur la crainte d’être vue elle-même.

Cependant, le moine murmurait des prières. Ayant terminé ses oraisons, il prononça d’une voix indifférente:

– Je vous écoute, madame…

«Il ne sait pas que c’est moi, songea Alice. Tâchons de le surprendre fortement et de lui arracher…»

Un court débat se fit en elle, et tout à coup, sourdement, elle dit:

– Marquis de Pani-Garola, je suis Alice de Lux. Je suis la femme que vous avez aimée, que vous aimez peut-être encore… et cette femme vient à vous en suppliante…

– Je vous écoute, madame, répondit le moine de la même voix indifférente.

Alice tressaillit de terreur. Il lui sembla comprendre que derrière ce grillage, ce n’était pas un homme qui I’écoutait, mais une statue impassible.

– Clément, fit-elle avec ardeur, ne reconnaissez-vous pas ma voix?

– Il n’y a plus de Clément, madame, pas plus qu’il n’y a de marquis de Pani-Garola. Il n’y a devant vous qu’un homme de Dieu qui vous entendra en Dieu, et qui suppliera Dieu d’avoir pitié de vous, si vous méritez cette pitié… Parlez, madame, je vous écoute…

– Oh! balbutia Alice avec un désespoir concentré, il est impossible que vous ayez oublié notre amour, et vos lèvres portent encore la trace de mes baisers…

– Madame, si vous me parlez ainsi, je serai obligé de me retirer.

– Non, non, restez! Il faut que je vous parle!…

– Faites-le donc comme si vous parliez à Dieu, madame… l’homme que vous venez d’évoquer est mort…

– Soit!… Eh bien, écoutez-moi, mon révérend père… et lorsque je vous aurai parlé comme à Dieu, vous me direz si j’ai assez expié mes fautes et mes crimes, et si le bras de Dieu qui s’est appesanti sur moi ne m’a pas assez frappée!

– Je vous écoute, ma fille, dit le moine avec le même accent d’indifférence terrible.

– Je vais vous raconter la faute d’abord; puis je vous raconterai l’expiation. Ainsi, vous pourrez juger. J’avais à peine seize ans. J’étais belle. J’étais adulée. Une grande reine m’avait distinguée et m’avait prise parmi ses filles d’honneur. Et comme j’étais orpheline, comme je n’avais plus ni père, ni mère, ni famille, cette reine m’assura qu’elle serait ma mère et me tiendrait lieu de famille…

Alice de Lux, palpitante, s’arrêta un instant; un sanglot s’étrangla dans sa gorge.

Lorsqu’elle fut parvenue à mettre un peu d’ordre dans ses idées, elle continua d’une voix sourde et oppressée:

– À cette époque, beaucoup de jeunes seigneurs me dirent qu’ils m’aimaient… mais moi, je n’en aimais aucun. Je n’aimais personne!… j’aimais le luxe, j’aimais les dentelles, j’aimais les bijoux… et j’étais pauvre… La reine, dont je vous parle, me promit non pas seulement le luxe, mais la richesse, l’opulence, si je suivais ses avis… je lui promis de lui obéir aveuglément… Ce fut là mon premier crime; la vue de quelques écrins remplis de diamants m’affola et pour les posséder, pour m’en orner à ma guise, j’eusse signé un pacte avec Satan… hélas! le pacte fut signé… Un jour, la reine me fit venir dans son oratoire… elle ouvrit devant moi un tiroir resplendissant de perles, d’émeraudes, de rubis, de diamants… et elle me dit que tout cela était à moi si je lui obéissais… Enfiévrée, les joues en feu, l’âme bouleversée, je m’écriai: «Que faut-il faire, Majesté!…»

La reine sourit, me prit par la main, me conduisit dans une pièce qui précédait son oratoire et souleva une tenture: derrière la tenture c’était la grande galerie qui attenait aux appartements du roi… là se promenaient les gentilshommes que je connaissais tous… Elle m’en désigna un et me dit:

Fais-toi aimer de cet homme!

La pénitente, une fois encore, se tut, attendant peut-être un geste, un mot, un mouvement… mais derrière son treillis le moine demeura immobile et silencieux, comme si la robe du carme eût été taillée dans la pierre dure et que le révérend eût été l’une de ces statues qui, dans leurs niches, gardent une éternelle insensibilité…

75
{"b":"88973","o":1}