La voix d’Alice devint plus tremblante, plus sourde, comme si les paroles eussent eu de la peine à se formuler sur ses lèvres.
– Un mois plus tard, continua-t-elle si bas que le moine l’entendit à peine, j’étais la maîtresse de ce gentilhomme…
Alors, sans un geste, le moine demanda:
– Comment s’appelait cet homme?
Alice tressaillit. Elle comprit l’outrage et, palpitante, répondit:
– Oui! Vous voulez dire que j’ai eu tant d’amants qu’il faut préciser, n’est-ce pas! Eh bien! Il s’appelait Clément-Jacques de Panigarola. Il était marquis. Il arrivait d’Italie. Vous avez dû le connaître un peu, mon père!
– Continuez, ma fille, dit tranquillement le moine. Cet homme, vous l’aimiez sans doute? Eh bien! si c’est là toute votre faute, je puis vous garantir que Dieu vous pardonnera, comme je suis prêt à vous absoudre… Que ne pardonne-t-on point à une pauvre femme qui aime?…
Une révolte secoua la jeune fille. Elle fit un mouvement pour se lever et se retirer. Mais, sans doute, elle fut épouvantée des conséquences de cette fuite, car elle s’affaissa, les épaules frissonnantes.
– Vous me raillez, murmura-t-elle. Eh bien, soit encore! Raillez, mais écoutez: ce gentilhomme, je ne l’aimais pas!
Ce fut au tour du moine d’être agité d’un profond tressaillement. Il étouffa un soupir. Les sens exaspérés de la jeune fille perçurent ce tressaillement et ce soupir, si faibles qu’ils eussent été.
– Je ne l’aimais pas, continua-t-elle d’une voix suave. Et pourtant, jamais plus brillant cavalier n’était apparu à mes yeux. Sa fierté, la noblesse de ses manières, sa folle bravoure, sa magnificence, tout faisait de lui un être destiné à l’amour… et je ne l’aimais pas!
– Et lui? demanda sourdement le moine.
– Lui!… Il m’aima, il m’adora… du moins, je crois qu’il en fut ainsi… Quoi qu’il en soit, mon révérend, un an après que j’eus reçu de la reine l’ordre que je vous ai exposé, je devins mère… L’enfant vint au monde dans une petite maison de la rue de la Hache que la reine m’avait donnée… Cette naissance demeura secrète… le père emporta le nouveau-né…
Ici les sanglots arrêtèrent de nouveau Alice.
– Je comprends, dit le moine en grinçant des dents. Un tardif sentiment maternel a éclos dans votre cœur, le remords vous ronge. et vous voulez savoir ce qu’est devenu l’enfant… Je puis vous renseigner sur ce point… je le vois tous les jours!
_ L’enfant n’est donc pas mort!… gémit Alice dans un spasme d’épouvante. Vous m’avez donc menti! Parlez! Parlez donc! Ou j’ameute ce quartier de mes cris, et je vous dénonce au scandale public!
– Silence, gronda Panigarola. Silence, ou je vous quitte pour toujours!
– Non, non! Grâce!… Ayez pitié de moi… parlez!
– Dieu permit que l’enfant vécût. Peut-être voulait-il en faire l’instrument de ses justes colères!… Le père, ce marquis, ce brillant et naïf gentilhomme l’emporta, comme vous dites, le confia à une nourrice, et lui donna un nom…
– Lequel? demanda Alice dans un souffle.
– Celui qu’il portait lui-même. L’enfant s’appelle Jacques-Clément…
– Où est-il? Où est-il!… râla la mère.
– Il est élevé dans un couvent de Paris… Je vous l’ai dit: c’est un enfant du Seigneur… et peut-être le Seigneur le réserve-t-il pour quelque héroïque aventure. Est-ce là ce que vous vouliez savoir? continua le moine avec une ardente curiosité. Est-ce là le remords qui vous a jetée à mes pieds? Vous voyez que j’ai encore pitié de vous puisque je vous dis la vérité! Puisque vous savez maintenant que le crime ne fut pas accompli! Puisque l’enfant ne mourut pas!…
Écrasée, Alice garda le silence.
Et ce silence était peut-être plus terrible que le confesseur lui-même ne pouvait le supposer.
Peut-être Alice de Lux interrogeait-elle son cœur, à cette minute où lui était affirmée l’existence du fils qu’elle avait cru mort et peut-être, au lieu de joie maternelle, ne trouvait-elle dans ce cœur qu’une nouvelle épouvante!
Le moine, d’une voix âpre, comme éraillée par les puissantes émotions qui se déchaînaient en lui, continua, laissant de côté, cette fois, la fiction qu’il avait voulu adopter, cessant d’être le confesseur pour redevenir l’homme:
– Vous avez voulu me parler, Alice! Eh bien, vous m’entendrez à votre tour! Vous êtes venue troubler la paix qui commençait à s’étendre comme un suaire sur mon misérable cœur… vous avez remué les amertumes, les détresses, les désespoirs, et toute cette lie remonte à la surface de mon âme… Ah! vous avez cru que l’enfant était mort! et repentante peut-être, vous êtes venue me demander l’absolution du crime qui ne fut pas commis…
Il ne vit pas le geste de dénégation désespérée que fit Alice, et poursuivit:
– Vous êtes-vous demandé pourquoi ce crime fut médité? Dites! avez-vous jamais supputé les causes profondes de mon attitude vis-à-vis de vous? Avez-vous cherché à savoir pourquoi, ayant emporté l’enfant, je ne reparus plus auprès de la mère, pourquoi je me jetai dans le tourbillon des fêtes, pourquoi je descendis dans l’enfer de l’orgie, et pourquoi enfin je me suis jeté dans ce gouffre sans fond qui s’appelle un couvent!…
– Clément! bégaya la jeune fille, non seulement je me le suis demandé, mais je l’ai su presque aussitôt! Et c’est là ce qui m’amène à vos pieds! C’est votre vengeance que je viens vous supplier de suspendre! Ah!… croyez-moi, j’ai été assez frappée! J’ai assez souffert!
Le moine tressaillit.
– Voyons! Parlez! gronda-t-il. Racontez-moi ce que vous avez appris… Dites-moi surtout les origines du crime, si vous voulez que je mesure le mal et l’expiation!
Alors, Alice de Lux, d’une voix entrecoupée, à peine perceptible, commença:
– La reine supposait que le parti de Montmorency avait cherché des alliances en Italie. Elle savait que vous aviez passé par Vérone, Mantoue, Parme et Venise. On vous avait vu avec François, maréchal de Montmorency… La reine voulut avoir la preuve de cette conspiration, et c’est pour cela que je devins votre maîtresse… Voilà l’origine du crime.
– Oui! fit le moine. Le crime lui-même, à présent. Dites tout!…
– Une nuit que vous dormiez profondément, harassé de mes caresses. Oh! Clément!… grâce!… ne m’obligez pas à tant de honte!…
– La honte est une expiation comme une autre, fit rudement le moine. Parlez!
– Eh bien, balbutia la malheureuse, je profitai de votre sommeil pour…
Elle s’arrêta, palpitante.
– Vous n’osez achever. J’achèverai, moi! gronda Panigarola. Vous profitâtes de mon sommeil pour me voler mes papiers… et le lendemain matin, ils étaient entre les mains de Catherine de Médicis!
Alice, anéantie, garda un sombre silence.
– Je m’aperçus tout de suite de ce qui était arrivé, continua le moine. Et en peu de jours, j’acquis la certitude que la femme que j’adorais était une misérable espionne!…
– Grâce! gémit Alice. Je me suis repentie, oh! je vous le jure!…
– Heureusement, ces papiers étaient insignifiants. Le maréchal de Montmorency n’en dut pas moins prendre la fuite. La vie d’une douzaine d’hommes tint à un fil. Je ne vous parle pas de la mienne, car je fusse volontiers mort pour être sûr que je n’avais pas rêvé un terrible cauchemar!
– Grâce! Taisez-vous!…
– Un mois après, vous accouchiez… Moi, pendant ces mortelles journées, j’avais étudié ma vengeance…
– Effroyable vengeance! cria presque la jeune fille. Vengeance hideuse qui vous a ravalé à mon niveau! Vous avez profité de l’état faiblesse où je me trouvais, du délire de la fièvre, pour me faire écrire et signer une lettre que vous m’avez dictée mot à mot! Et dans cette lettre, je m’accusais moi-même d’avoir tué mon enfant!…
Le moine grinça furieusement des dents.
– N’était-ce pas convenu! haleta-t-il. Dites! N’avez-vous pas consenti à ce que j’emporte l’enfant pour le tuer?… Amante perfide, mère sans cœur, c’est vous qui maintenant m’accusez!…
– Non! Non! gémit Alice terrorisée, je n’accuse pas, je supplie!… Votre vengeance fut juste, mais comme elle fut terrible!… Cette lettre que j’écrivis sous votre dictée! Cette lettre qui me livre au bourreau! Cette lettre qui fait de moi une fiancée du gibet! C’est à Catherine de Médicis que vous l’avez remise!…
– Oui! dit le moine avec une netteté glaciale…
Alice cramponna ses ongles au treillis de bois qui la séparait du confesseur. Sa bouche écuma.
– Et sais-tu ce qui en est résulté! Dis! Le sais-tu!… Il en est résulté que je suis devenue entre les mains de la reine un instrument d’infamie! que je passe mes jours et mes nuits à trembler! que je dus subir l’étreinte de tous ceux que soupçonnait l’impitoyable Catherine! que je dus entreprendre de devenir la maîtresse de François de Montmorency! que n’ayant pas réussi à séduire cet homme qui passe dans la vie comme un spectre glacé, je dus séduire son propre frère, Henri! Je ne parle pas de mes autres amants! mais je te dis que je vis dans la plus hideuse abjection, et que c’en est trop, que je ne puis aller plus loin!…