– Eh bien! fit le moine avec un sourire livide, qui vous empêche de vous libérer!… Puisque vous savez maintenant que le crime ne fut pas commis, que l’enfant est vivant!…
– Comment le prouverais-je, murmura l’espionne avec un lamentable accablement.
Le sourire du moine devint triomphant.
– Oh! c’est affreux! sanglota la malheureuse. Votre vengeance est atroce!…
– Vous aviez adopté un métier: j’ai cherché le moyen de vous obliger à le continuer, voilà tout!
– Sans pitié!… oh! il est sans pitié!…
– Qui vous dit que je sois sans pitié! s’écria Panigarola. M’avez-vous jamais rien demandé!
– Alice frémit. Un espoir furieux fit irruption dans cette âme de ténèbre. Ses mains se serrèrent convulsivement l’une contre l’autre.
– Oh! bégaya-t-elle, si cela était possible! Je me prosternerais devant vous comme devant un Dieu sauveur! Je baiserais la poussière sur la trace de vos pas!… Clément! Clément! Répétez-moi que peut-être vous allez me tirer de mon enfer! Que peut-être je vais cesser d’être une de ces damnées dont chaque seconde de vie est une heure de désespoir! Dites-moi que vous pouvez me pardonner!…
Ce sourire livide qui errait sur les lèvres du moine disparut.
Une poignante souffrance crispa ses traits.
D’un revers de main, il essuya la sueur qui ruisselait sur son front, et, lentement, il prononça:
– Dites-moi ce que je puis faire pour vous.
– Ah! je suis sauvée! cria Alice d’une voix qui se répercuta en longs échos dans la grande nef silencieuse.
Ces échos l’épouvantèrent. Elle regarda autour d’elle avec terreur. Mais elle ne vit au loin que l’ombre indécise de la vieille Laura qui l’attendait, agenouillée sur un prie-Dieu.
Alors, d’une voix basse et fervente, elle murmura:
– Clément, vous pouvez me sauver! Vous pouvez m’arracher à la honte, au désespoir, à la mort! Et il suffit pour cela que vous prononciez un mot! Clément, c’est cela que je suis venue te demander! Lorsque j’ai su que tu t’étais donné à Dieu, j’ai pensé que l’apaisement était peut-être descendu dans ton cœur. Je me suis dit que ce cœur farouche aspirait maintenant à la miséricorde… Clément, je t’ai fait beaucoup de mal… sois grand… sois généreux… pardonne… pardonne!…
– Que puis-je faire pour vous sauver? répéta le moine.
– Tu peux tout!… Ô Clément, c’est en suppliante que je suis venue, songe que tu m’as aimée… Écoute… je ne sais quel pacte te lie maintenant à Catherine… mais je la connais… je sais beaucoup de ses secrets… je sais qu’autant elle te soupçonnait jadis, autant elle t’admire à présent… Elle ne peut rien te refuser, Clément!… Dis un mot… et elle te rendra la fatale, l’horrible lettre.
– C’est cela que vous êtes venue me demander! fit doucement Panigarola.
– Oui!… répondit-elle d’un souffle d’angoisse.
– Vous ne vous trompez pas, reprit le moine avec une sorte de gravité. Je puis beaucoup sur l’esprit de la reine. Et quant à cette lettre, il me suffirait de la redemander. Dans quelques heures, elle serait dans vos mains; vous la brûleriez… et vous seriez délivrée…
– Oh! j’avais donc bien préjugé de ton grand cœur!… Oh! tu me rends folle de joie!…
– Je demanderai donc cette lettre…
– Clément! Clément! sois béni!…
– À une condition… acheva le moine.
– Parle!… oh! tout ce que tu voudras! Tes désirs seront des ordres!…
– Simplement ceci: prouvez-moi qu’il est utile que cette lettre vous soit rendue… j’entends utile pour vous!
Un effroi soudain agrandit les yeux d’Alice. Elle balbutia:
– Mais ne vous ai-je pas dit… tout ce que je souffre!…
– Ce ne peut être là une raison valable. Quelques amants, quelques trahisons de plus ou de moins ne sauraient compter dans votre vie. Donnez-moi la vraie raison…
– Je vous jure!…
– Allons! je vois qu’il va falloir que je vous arrache moi-même votre confession, et que je prouve sans votre aide combien il vous est nécessaire de vous délivrer… Si vous voulez votre liberté, Alice, si vous souffrez dans votre corps que vous livrez et dans votre cœur noyé de honte, c’est qu’enfin vous aimez! Enfin!… Est-ce vrai?… Faut-il vous dire le nom de celui que vous aimez?… Il s’appelle le comte de Marillac!… Si cela est vrai, il faut évidemment que vous soyez libérée…
– Eh bien, oui! c’est vrai! haleta l’espionne en joignant les mains. J’aime! Pour la première fois de ma vie, j’aime avec tout mon cœur et toute mon âme!… Laisse-moi aimer! que t’importe ce que je puis devenir! Tu t’es vengé! J’ai souffert, j’ai expié… je disparaîtrai… ô mon Clément… rappelle-toi que tu m’as aimée… rappelle-toi que dans mon indignité, mon cœur s’est ému pour toi… Sauve-moi… laisse-moi revivre, laisse-moi renaître à une existence d’amour et de pureté!…
Panigarola demeura quelques minutes silencieux. Ce cri d’amour qui venait d’échapper à la pénitente avait peut-être déchaîné en lui quelque tempête qu’il essayait vainement d’apaiser.
– Vous vous taisez? implora la jeune fille.
– Je vais vous répondre, dit le carme d’une voix si rauque et si brisée qu’à peine Alice la reconnut-elle. Vous me demandez d’aller trouver la reine Catherine et d’obtenir la lettre accusatrice que je lui ai remise? C’est bien cela, n’est-ce pas? Eh bien, c’est impossible. Je ne suis pas en faveur auprès de la reine comme vous le pensez et comme je vous le disais moi-même, pour vous encourager à développer toute votre pensée. Il y a très longtemps que je n’ai vu la reine, et il est probable que je ne la verrai jamais. Croyez que je regrette sincèrement mon impuissance…
L’accent du moine était morne. Il parlait d’une voix pâle, si l’on peut dire. Évidemment, sa pensée était ailleurs. Peut-être cherchait-il à se donner quelque répit, ou à s’apaiser par le calme apparent des expressions… Alice demeurait stupéfaite, foudroyée, sans comprendre.
– Vous refusez de me sauver! murmura-t-elle.
Un brusque éclat de voix résonna dans le confessionnal.
– Vous sauver! grondait le moine incapable de se contenir plus longtemps. C’est-à-dire, du fond de mon malheur, contempler votre félicité qui serait mon œuvre! C’est-à-dire vous permettre d’aimer ce Marillac!… Allons donc! Vous êtes folle!…
Alice jeta une plainte étouffée. Le moine se révélait à elle. Ce n’était pas le confesseur Panigarola, l’homme apaisé par la prière, le religieux miséricordieux… c’était encore et toujours ce marquis de Pani-Garola, ce gentilhomme aux passions dévorantes qu’elle avait connu!
Elle se raidit contre le désespoir. Car maintenant une nouvelle terreur lui venait.
Comment Panigarola savait-il le nom de celui qu’elle appelait son fiancé?
Qui lui avait révélé cet amour?…
Le moine lui-même allait le lui apprendre. Emporté, toute sa passion débordée, sans se préoccuper d’être entendu, il continuait, âpre et violent, et sa voix avait d’étranges sonorités dans le silence de la vaste basilique.
– Croyez-vous que je vous aie perdue de vue un seul instant! Du fond de mon cloître, je vous ai suivie pas à pas. J’ai vu vos gestes, j’ai entendu vos paroles; il n’est pas un de vos actes, c’est-à-dire pas une de vos trahisons dont je ne pourrais vous refaire l’histoire; je pourrais vous citer tous vos amants l’un après l’autre!… Mais ne croyez pas que j’aie été jaloux. C’est moi qui livrais votre chair comme une chair de ribaude. C’est par ma volonté que vous descendiez un à un les degrés de l’infamie. En vous livrant à la reine, je savais ce que je faisais! Et c’était ma vengeance, cela! Je me délectai à savoir les souillures de ce corps que j’avais adoré! Et moi qui fus le premier trahi, je vous avais condamnée à l’éternelle trahison!… Je ne savais pas que ma vengeance serait un jour plus complète et plus belle! Lorsque vous avez été envoyée à la cour de Navarre, j’ai été renseigné jour par jour de ce que vous disiez, de ce que vous faisiez! J’ai su vos pensées! J’ai su votre amour! Et ce comte de Marillac, je l’ai béni pour la joie qu’il m’apportait d’une vengeance plus profonde!… Ah! vous l’aimez! autant que vous êtes capable d’aimer, du moins! Puissiez-vous donc connaître entièrement l’amour dans ce qu’il a de plus désespéré! Puisse cet homme être vraiment digne d’une grande passion, car alors vous connaîtrez, dans sa funèbre horreur, la souffrance que vous m’avez fait souffrir!…
Il eut un éclat de rire terrible, tandis que l’espionne, écrasée sur elle-même, pantelait d’épouvante.
– Quoi! Vous venez à moi, et c’est moi que vous voulez faire l’artisan de votre bonheur! Quoi! Je vous révèle l’existence de votre enfant! J’essaie de réveiller en vous un sentiment humain capable de vous valoir l’oubli à défaut de la pitié! Et vous ne songez qu’à votre amour! Insensée! Tu dis que c’est l’absolution de tes crimes que tu es venue chercher ici! Dis plutôt une malédiction! Si ce Dieu que je prêche existe, s’il nous voit, s’il entend l’ardente prière qui monte dans mon cœur, au risque de mon éternelle damnation, je lui demande à grands cris ton malheur, ta honte et ton désespoir!