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XIV LA REINE DE NAVARRE

Ce fut, pendant presque une demi-minute, l’homérique image d’un rocher qu’assaillent vainement des vagues déchaînées. Le peuple tourbillonnait autour de Pardaillan avec d’effroyables vociférations. Crucé, Kervier et Pezou lui jetaient des menaces apocalyptiques. Et Pardaillan, ramassé sur lui-même, les mâchoires serrées, sans un mot, sans un geste inutile, faisait tournoyer la flamboyante Giboulée parmi des éclairs.

Pourtant, cela ne pouvait durer ainsi.

Le demi-cercle se resserrait, malgré la résistance du premier rang; des masses profondes, par-derrière, poussaient, avec de tumultueux mouvements de flux et de reflux.

Pardaillan comprit qu’il allait être écrasé…

Il jeta sur Jeanne d’Albret et sa compagne un regard qui eut la durée d’un éclair, et cria:

– Rangez-vous!

Les deux femmes obéirent.

Alors, lui, toujours couvert par la longue rapière, se pencha en avant, en équilibre sur la jambe gauche, tandis que, du pied droit, il se mettait à décocher contre la porte vermoulue des ruades forcenées.

Au premier coup de talon, qui résonna comme un choc de madrier, la multitude comprit la manœuvre, poussa une clameur de rage, et essaya de se ruer sur l’insensé qui tentait le miracle de sauver la huguenote. Deux ou trois hommes tombèrent, sanglants, et Giboulée décrivit un cercle d’acier si flamboyant qu’il y eut une seconde de désordre indescriptible.

Au deuxième coup de talon, la porte ébranlée gémit, et une de ses ferrures tomba.

Au troisième, elle s’ouvrit violemment, la serrure fracassée.

– Venez, Alice! dit Jeanne d’Albret d’une voix étrangement calme.

Et elle entra dans la maison, suivie de sa compagne.

Le peuple, en voyant que sa victime lui échappait pour l’instant, jeta un rugissement tel qu’il sembla que la vieille maison allait s’écrouler; Crucé, Pezou et Kervier, maintenant, ne se trouvaient plus en tête; ils avaient disparu dans les vastes remous de cette houle humaine; il y eut comme un assaut, la marche irrésistible d’un mascaret, le dévalement gigantesque d’une trombe qui s’abat… mais ces masses d’hommes écrasés les uns sur les autres, poussant, poussés, se piétinant, se soulevant parmi les gémissements des gens renversés et les imprécations des autres, cette masse, disons-nous, vint s’arrêter, haletante, rugissante, émiettée par ses propres mouvements, devant la porte refermée!…

En effet, à peine la reine de Navarre avait-elle disparu que Pardaillan, cessant son moulinet, porta à droite, à gauche, devant, au hasard, une dizaine de coups de pointe dont chacun fut suivi d’un hurlement de douleur. Puis, dans cet espace de temps; inappréciable où la multitude s’arrêta, hésitante, hébétée, il bondit en arrière, à corps perdu, repoussa la porte et jeta autour de lui un regard de flamme…

La maison, ancien logis d’un menuisier ou d’un charpentier, était pleine de madriers.

Saisir cinq ou six de ces madriers, les arc-bouter contre la porte, établir un rempart solidement échafaudé, fut pour le chevalier l’affaire d’une minute, et la porte arrachée de ses gonds par l’armée assaillante tombait avec fracas que déjà l’obstacle se dressait, se hérissait devant la multitude.

Le premier mot de Jeanne d’Albret fut:

– Êtes-vous de la religion, monsieur [8] ?

– Eh! madame, je suis de la religion de vivre… surtout en ce moment où mauvais marchand serait celui qui achèterait ma peau pour plus d’un sol.

Jeanne d’Albret jeta un regard d’admiration sur ce jeune homme en lambeaux, les mains déchirées de sanglantes éraflures, qui continuait à sourire. En cette minute, il était vraiment beau, rayonnant d’audace, avec on ne savait quoi d’ironique au coin des yeux.

– Si nous devons mourir, reprit la reine de Navarre, je veux, avant, vous remercier et vous dire qu’à l’instant de ma mort j’aurai connu le plus héroïque gentilhomme que j’aie jamais vu…

– Oh! murmura Pardaillan, nous ne sommes pas morts encore: nous avons bien trois minutes devant nous!… Silence, mes petits louveteaux! ajouta-t-il en répondant aux vociférations du peuple. Un peu de patience, que diable, vous nous assourdissez et nous rompez les oreilles!

Cependant, il n’avait pas perdu une seconde.

D’un coup d’œil, il avait examiné l’endroit où il se trouvait. C’était une pièce immense qui avait dû servir d’atelier à un charpentier. Il n’y avait pas de plafond. C’était le toit lui-même qui couvrait cet atelier, et ce toit était soutenu par trois poutres verticales qui semblaient aller chercher leur base à travers le plancher, dans les caves.

En moins de temps qu’il ne le faut pour l’écrire, Pardaillan avait parcouru la pièce.

En arrivant au fond, c’est-à-dire au côté qui donnait sur le fleuve, il aperçut une trappe ouverte qui permettait de descendre aux caves.

D’un cri, il appela les deux femmes qui accoururent.

– Descendez! fit-il.

– Et vous? demanda la reine.

– Descendez toujours, madame. De grâce, pas de questions en ce moment!

Jeanne d’Albret et sa compagne obéirent. Au bas de l’escalier, elles trouvèrent qu’elles étaient non pas dans une cave, mais dans une pièce pareille à celle du dessus; sous le plancher, elles entendaient des clapotements… la maison était construite sur pilotis! Et c’était la Seine qui coulait au-dessous d’elles!… Et sur leurs têtes, là-haut, c’était une tempête effroyable de clameurs humaines où les cris de mort dominaient, comme les coups de tonnerre dominent le tumulte des orages!… Mort au-dessus! mort au-dessous!…

À ce moment, une minute à peu près s’était écoulée depuis l’instant où elles étaient entrées dans la maison.

Jeanne d’Albret prêta l’oreille une seconde.

Dans une sorte d’accalmie des rafales populaires, elle crut entendre là-haut comme un grincement de scie… mais cela dura l’espace d’un éclair, et de nouveau, l’énorme mugissement de la foule couvrit tous les bruits.

Alors, fiévreusement, elle se mit à chercher… quoi! elle ne savait! Dans ces horribles instants où la mort est proche et semble inévitable, l’esprit prend dans les vigoureuses natures une étrange lucidité!… Jeanne d’Albret eut l’intuition qu’on devait pouvoir communiquer avec le fleuve… Son pied, tout à coup, heurta un anneau de fer… elle se baissa avec un cri de joie puissante, le souleva d’un effort inouï, arracha la trappe de son alvéole… et là, sous ses yeux, avec le rauque soupir du condamné qui a la vie sauve, oui, là, elle aperçut une échelle qui descendait au fleuve parmi les pilotis!… Et au bas de cette échelle, une barque!

– Monsieur, monsieur, rugit-elle.

– Me voici! tonna Pardaillan. Si nous mourons, ce sera en nombreuse compagnie!…

Et le chevalier apparut au haut de l’escalier, tenant une grosse corde à la main. Sur cette corde, il se raidit, s’arc-bouta, d’un effort tel que les muscles de ses jambes saillirent, et que les veines de ses tempes parurent prêtes à éclater…

À ce moment, la hideuse multitude affamée de mort, dans un effrayant fracas, se précipitait, se ruait…

– À mort! à mort! à mort!…

On n’entendit plus que la sinistre clameur!…

À ce moment, aussi, Pardaillan, d’une dernière secousse frénétique, semblable à un titan qui cherche à déraciner un chêne séculaire, tira sur la corde!…

Un craquement formidable se fit entendre, la maison parut osciller un instant, puis, parmi d’atroces clameurs de désespoir, un grondement puissant, quelque chose comme un roulement de tonnerre… la maison s’effondrait! Les poutres se déchiraient! la toiture tout entière tombait d’un bloc: tuiles, ferrures, pièces de bois, tout s’abîmait dans un fracas sinistre, écrasant, blessant, tuant par centaines les meurtriers!…

Puis un silence énorme pesa sur cette scène inouïe.

Que s’était-il passé?

Pardaillan avait scié les trois poutres qui portaient la toiture!…

Pardaillan les avait liées avec la même corde!

Pardaillan, en secouant frénétiquement cette corde, avait fait tomber les poutres!

Et alors, d’un bond, d’un saut, il se lança dans le vide, tomba au pied de l’escalier, et se rua vers Jeanne d’Albret, tandis que sur le plancher qu’il venait de quitter s’effondrait la toiture de la vieille maison!…

La reine, d’un geste, lui montra le fleuve, l’échelle, la barque!…

En un instant, ils y furent tous les trois… Le chevalier coupa la corde qui retenait la légère embarcation, et celle-ci, entraînée par le courant, se mit à filer dans la direction du Louvre.

*******

Pardaillan dirigea la barque au moyen d’une godille qu’il trouva au fond. Cinq minutes plus tard, il abordait au-dessous du Louvre, à l’endroit où se trouvait quelques années auparavant l’enclos des Tuileries, et où Catherine de Médicis faisait alors construire un palais par son architecte Philibert Delorme.

[8] Êtes-vous protestant? (Note de M. Zévaco.)


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