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– Mais comment l’as-tu su, René?… Parle, mon ami, parle!

– Eh! comment l’aurais-je su, sinon par la belle Béarnaise que vous avez placée près d’elle?

– Alice de Lux?…

– Elle-même! Ah! c’est une fille précieuse et une fidèle espionne…

– Et tu es sûr que Jeanne d’Albret va passer sur ce pont?

– Croyez-vous, sans cela, que j’y aurais appelé Crucé, Pezou et Kervier? fit Ruggieri en haussant les épaules. Est-ce pour acclamer Henri de Guise, à votre avis, que le peuple de Paris s’est levé?… Patience, Catherine, vous allez voir!…

– Oh! murmura Catherine de Médicis en serrant ses mains l’une contre l’autre, c’est que je la hais, vois-tu, cette Jeanne d’Albret! Guise n’est rien. Je le tiens dans ma main et je le briserai quand je voudrai. Mais Albret, voilà l’ennemi, René, le seul ennemi vraiment redoutable pour moi! Ah! si je pouvais donc la tenir ici, et l’étrangler de mes mains!…

– Bah! ma reine, fit Ruggieri, laissez cette besogne au bon peuple de Paris. Tenez, le voilà qui s’apprête! Écoutez! Regardez! Par Altaïr et Aldébaran [7] s’il est bon de regarder dans le ciel quand d’aussi magnifiques horreurs se passent sur la terre.

En effet, d’effroyables hurlements éclataient au-dehors.

Ruggieri s’était approché du treillis, suivi de Catherine. Leurs deux têtes penchées se touchaient presque, et maintenant, les dents serrées, les yeux flamboyants, les narines aspirant le massacre, hideux, ils regardaient…

– Je ne vois qu’Henri de Guise, haleta sourdement Catherine de Médicis.

– Regardez là-bas… au bout du pont… cette litière, derrière l’escorte…

– Oui, oui!…

– La litière ne peut plus reculer… la foule l’enserre… tout à l’heure, en arrivant ici… les rideaux vont s’écarter un instant… et ce sera bien du diable si notre ami Crucé ne reconnaît pas la reine de Navarre!…

Sur le pont, Henri de Guise s’avançait, suivi d’une trentaine de cavaliers.

Il saluait du geste et du sourire, et de temps à autre il criait:

– Vive la messe!

– Vive la messe! Mort aux huguenots! répétait la multitude qui délirait.

C’était un redoutable et magnifique spectacle. Ces seigneurs de l’escorte, montés sur des chevaux splendidement harnachés, portaient des costumes éclatants où rutilaient des pierreries… L’or, la soie, le satin, les couleurs chatoyantes, les plumes de leurs toques, les diamants de leurs colliers formaient un merveilleux ensemble.

Mais le plus beau de tous, le plus étincelant, c’était leur chef: Henri de Guise. C’est tout au plus s’il avait vingt ans. Il était de haute taille, bien pris, avec un visage où éclatait un somptueux orgueil; un grand manteau de satin bleu flottait sur ses épaules, et sa toque portait un triple rang de perles.

– Guise! Guise! vociférait le peuple avec des acclamations que Catherine de Médicis écoutait en incrustant ses ongles acérés dans les paumes de ses mains.

Et là-bas, dans la petite maison, de la rue des Barrés, dans le logis de Marie Touchet, le roi de France dormait paisiblement, la tête sur l’épaule maternelle de sa maîtresse…

Cependant, Henri de Guise et son escorte avaient franchi le pont. Mais alors, ils trouvèrent la foule si compacte qu’ils durent s’arrêter plusieurs minutes. À ce moment, derrière eux, éclatèrent des clameurs si féroces que le duc de Guise, instinctivement, porta la main à sa dague et fit volte-face.

Non, ce n’était pas à lui qu’on en voulait!…

Il rengaina le poignard, et voici le terrible spectacle qui lui apparut, comme il apparaissait à Catherine de Médicis et à René Ruggieri.

Une litière, s’avançant à grand-peine, arrivait au débouché du pont, devant la maison en ruine près de laquelle se tenaient Crucé, Pezou et Kervier. Cette litière était modeste, et ses rideaux de cuir étaient hermétiquement fermés.

À ce moment, les rideaux s’ouvrirent l’espace d’une seconde. Mais cette seconde avait suffi!…

– Enfer! rugit Crucé dont la voix de stentor domina les clameurs. C’est la reine de Navarre! Mort à la parpaillote! Mort à Jeanne d’Albret!…

Et avec ses amis, il se rua sur la litière.

– Enfin! murmura Catherine avec un terrible sourire qui découvrit ses dents aiguës.

En un instant, un groupe nombreux et discipliné avait entouré la litière, gesticulant et vociférant:

– Albret! Albret! Mort à Albret! À l’eau, la huguenote!…

La litière fut soulevée comme un fétu de paille par les lames de l’océan; renversée, piétinée, elle disparut…

Mais les deux femmes qu’elle contenait avaient eu le temps de sauter à terre.

– Pitié pour Sa Majesté! cria la plus jeune des deux femmes, d’une merveilleuse beauté, qui, pour des raisons inconnues, ne paraissait pas aussi effrayée qu’elle eût dû l’être.

– La voilà! La voilà! tonnèrent Crucé et Pezou en désignant l’autre dame, qui tenait à la main une sorte de petit sac en cuir.

C’était Jeanne d’Albret, en effet!…

D’un geste de souveraine majesté, elle ramena son voile sur son visage. Une poussée puissante, irrésistible, la jeta contre la porte de la maison en ruine avec celle qui l’accompagnait. Mille bras se levèrent. La reine de Navarre allait être saisie, broyée, déchirée…

À cet instant, Catherine de Médicis et Ruggieri, du haut de leur fenêtre, le duc de Guise, du haut de son cheval, virent un spectacle inouï, fantastique et merveilleux… Un jeune homme venait de s’élancer, balayant la foule à coups de poing, à coups de tête, à coups de coude, entrant, pénétrant comme un coin de fer, et semblant faire le vide autour de lui, par une sorte de formidable roulis de ses épaules… En un clin d’œil, il se forma un espace entre la porte de la maison ruinée à laquelle s’appuyaient les deux femmes, et la multitude furieuse à la tête de laquelle se trouvaient l’orfèvre, le boucher et le libraire.

Alors, le jeune homme tira sa longue et solide rapière qui flamboya, et se mit à décrire un moulinet vertigineux, qu’il n’interrompit que pour lancer de seconde en seconde des coups de pointe furieux, tandis que la cohue stupéfaite, épouvantée, reculait, élargissant le demi-cercle!…

– René! gronda Catherine, il faut que ce jeune homme meure ou qu’il soit à moi!

– J’y pensais! répondit Ruggieri en s’élançant.

– Saint-Mégrin! disait de son côté le duc de Guise, tâche donc de savoir qui est cet enragé. Cornes du diable, le magnifique sanglier! Quels coups de boutoir! D’estoc, de pointe, de taille, comme il frappe!…

Cet enragé, comme disait Guise, ce sanglier qui tenait tête à la meute humaine, c’était le chevalier de Pardaillan.

Au moment où Crucé et sa bande se jetaient sur la litière, il avait vu que cette litière contenait deux femmes.

Il voulut s’élancer, et se sentit retenu par le bras. Celui qui l’agrippait au passage, c’était le bourgeois qui, tout à l’heure, lui avait donné de si complaisants renseignements.

– Laissez faire! cria cet homme avec une sorte d’emphase doctorale. Laissez faire le peuple! Rappelez-vous! Vox populi, vox Dei !…

– Eh! monsieur, répondit Pardaillan, sans la moindre impatience, je vous ai déjà signifié que je n’entends pas l’anglais!

En parlant ainsi il se secoua. Et en se secouant, il envoya rouler le malencontreux latiniste sur les premiers rangs des assaillants; puis il se précipita, tête baissée, comme un bélier humain.

– Par Bacchus! s’écria l’homme en soutenant d’une main sa mâchoire endommagée; c’est là Hercule en personne, ou je ne suis plus Jean Dorat, Johannus Auratus , le plus grand poète de la Pléiade, le Virgile de nos temps!…

[7] Noms d’étoiles. (Note de Zévaco.)


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