Ce chapitre sera court; mais bien qu’il porte en titre le simple nom d’une bête, il n’en a pas moins son importance dans notre récit. Et pourquoi un chien n’aurait-il pas droit à son chapitre, tout comme un autre personnage? Quoi qu’il en soit, parmi les faits et gestes de ce chien, il en est un qui devait singulièrement influer sur la destinée de son maître, et, par contrecoup, sur la destinée de plusieurs héros ou héroïnes qui figurent dans ce drame.
C’est ce geste de Pipeau que nous devons ici exposer à nos lecteurs.
Or, en ce matin où le chevalier de Pardaillan fut arrêté, Pipeau, par un sentiment d’amitié fraternelle, fit de son mieux pour défendre son maître – son ami.
Si, dans cette mémorable bagarre, il y eut des mollets qui saignèrent, s’il y eut des hauts-de-chausses mis en piteux état, si même un soldat demeura sur le carreau, étranglé net – en compagnie de ceux qui furent assommés par le chevalier, c’est que Pipeau employa sa mâchoire de fer à ces diverses besognes dont il s’acquitta avec zèle, et non sans force grondements et abois.
Pardaillan fut vaincu.
Pipeau fut vaincu.
Surpris, accablés sous le nombre, le chien et son maître essuyèrent la défaite que nous avons dite.
Pipeau descendit donc l’escalier sur les talons des soldats qui emportaient Pardaillan.
Ce ne fut pas, d’ailleurs, sans recevoir quelques coups de pied et même un coup d’épée qui lui fendit une oreille.
Une fois dans la rue, le chien se mit à suivre le carrosse où l’on avait jeté le chevalier.
La queue et la tête basses, notre héros – c’est du chien que nous parlons – arriva à la Bastille, et, dans la simplicité de son âme, voulut naturellement y pénétrer.
Pipeau ignorait les consignes, ce qui est un tort, même pour un chien.
Mais les sentinelles de la forteresse étaient au contraire très ferrées sur la question consigne.
Il résulta de cette ignorance de l’un et de cette science des autres que le pauvre animal se heurta le museau à la pointe d’une hallebarde, et que, ayant opéré une retraite, il fut accompagné dans cette retraite par une grêle de pierres et projectiles divers. Et quand il voulut revenir à la charge, il se trouva devant une porte fermée.
Devant cette porte, Pipeau laissa échapper un aboi prolongé et lugubre, suivi de jappements furieux.
L’aboi était une plainte à l’adresse de son maître, les jappements une menace à l’adresse des sentinelles.
Ayant constaté que ni son maître ni les sentinelles ne répondaient à ses plaintes ou à ses provocations, Pipeau commença à faire le tour de la forteresse à cette allure désordonnée qui lui était habituelle.
Mais il revint à son point de départ sans avoir trouvé ce que, dans son raisonnement primitif et confus, il espérait peut-être rencontrer, c’est-à-dire une issue par où son maître serait sorti.
En effet, comment pourrait-il entrer dans la tête d’un chien qu’un homme est entraîné dans l’intérieur d’épaisses murailles pour n’en plus sortir? C’est là une idée humaine.
Quelques heures se passèrent pour la pauvre bête dans une sombre inquiétude.
Il finit par s’installer à une vingtaine de pas de la porte et du pont-levis, et, le museau en l’air, inspecta cette chose énorme et noirâtre où son maître s’était englouti.
Des gamins lui jetèrent des pierres, amusement qui prouvait immédiatement à Pipeau que ces jeunes inconnus appartenaient à une race supérieure.
Mais il se contenta d’aller s’installer un peu plus loin.
Cependant, la journée s’écoulait. L’appétit vint, Pipeau résista héroïquement aux tiraillements de son estomac, et demeura ferme à son poste d’observation; c’est tout au plus s’il s’accorda de bâiller pour tromper sa faim.
Le soir arriva.
Nous ne voulons pas insinuer que ce chien raisonnait. Si on accordait le raisonnement au chien, que deviendrait le respect humain? Nous avons trop ce respect pour laisser soupçonner que cet animal avait du cœur et de l’esprit; la théorie de la supériorité et de l’infériorité des races est une bonne théorie; et si on la battait en brèche, on en arriverait à des monstruosités; il faudrait arriver presque à admettre qu’un nègre vaut un blanc et qu’un juif vaut un chrétien, ce qui serait une abomination. Maintenons donc la bonne théorie.
Pipeau, de race inférieure, ne raisonnait pas.
Cependant, des gens qui s’intéressèrent à sa manœuvre s’approchèrent de lui. L’un d’eux voulut l’emmener, il montra les crocs. On le vit inspecter avec une attention soutenue les différents étages du sombre bâtiment. Parfois, il dressait les oreilles et le bout de son nez remuait. Puis il poussait un appel sonore. Et, comme rien ne lui répondait, il avait un petit aboi plaintif.
Pipeau ne raisonnait pas.
Mais lorsque la nuit fut venue, si ce ne fut pas en vertu d’un clair syllogisme, ce fut du moins en vertu de quelque association d’idées qu’il se décida à s’en aller.
Qui sait s’il ne pense pas à ce moment:
«Peut-être est-il revenu là-bas, dans la bonne auberge. C’est l’heure où il s’assied à une table d’où tombent des morceaux que je happe au passage…»
Quoi qu’il en soit, Pipeau se dirigea en droite ligne vers la Devinière , suivant exactement la route qu’il avait suivie au matin en sens inverse. Il entra d’un trait, franchit la salle commune que, d’un coup d’œil, il inspecta et monta jusqu’à la chambre de Pardaillan.
Là, sa désolation ne connut plus de bornes.
La chambre était fermée et son maître n’y était pas: c’est ce dont il s’assura en reniflant à la jointure de la porte. Triste à la mort, il redescendit, en s’avouant toutefois que son appétit semblait augmenter en raison directe de sa douleur. Du moins, nous supposons qu’il dut se faire cet aveu, car, sans hésitation, avec la cynique résolution d’un être qui ne craint aucun Landry, aucun Grégoire, il pénétra dans la cuisine et s’arrêta au beau milieu, le nez en l’air, les yeux pleins de défiance.
Il faut dire que toutes les rencontres antérieures de Pipeau et de Landry avaient toujours abouti à un coup de pied sournois de l’homme au chien.
Qu’on juge donc par là de l’audace du chien et de la stupéfaction de Landry quand il aperçut Pipeau planté au milieu de sa cuisine, comme s’il eût le droit d’être là.
Mais Landry était justement en train de découper une volaille.
Il s’arrêta court. Ses joues tremblèrent d’indignation. Et il s’écria:
– Te voilà, chien d’ivrogne!…
À cette injure, Pipeau demeura impassible.
Seulement, il s’assit sur son derrière et considéra fixement maître Landry.
– Oui, continua celui-ci sans quelque majesté, tu cherches à comprendre; mais tu es trop bête, tu n’es pas un de ces honnêtes chiens qui gardent la maison et respectent la cuisine, et sur un signe du maître protègent ce qui est bon à prendre et à manger; toi, tu ne saisis pas ces nuances de délicatesse et d’honnêteté; d’ailleurs, tel maître, tel chien. Qu’est-ce que ton maître? Un voleur, un truand, un je ne sais qui, sorti on ne sait d’où et qui a failli me damner. Voleur comme lui, que de fois t’ai-je surpris ici-même à accomplir quelque acte de vil brigandage!
De majestueuse, la voix de maître Landry était devenue furieuse.
Pipeau ne bougeait toujours pas.
Mais le coin de sa lèvre se retroussait légèrement et laissait à découvert une dent très blanche, très aiguë, et sa moustache tremblotait; il évitait de regarder maître Landry; évidemment, il était attentif à son discours, mais d’autres pensées le sollicitaient aussi.
– Or, acheva l’aubergiste, tant que ton maître, que le diable emporte! a pu s’imposer céans, j’ai dû feindre pour toi une amitié qui était loin de mon cœur. Pipeau par-ci! Pipeau par-là! Oh! le beau chien! l’honnête chien! Et fidèle! Et intelligent! Huguette, vois donc à lui donner cette carcasse de pigeon! Mais je pestais fort en moi-même! Enfin, c’est fini, me voilà libre, puisque ton maître est en prison. Et puisque je suis libre, je te chasse! Entends-tu? Je te chasse! Hors d’ici! Lubin, ma lardoire!… ou plutôt attends! un bon coup de pied dans le ventre!…
À ces mots, maître Landry prit son élan.
Avec cette grâce spéciale que peuvent avoir les hippopotames, il balança un instant sa jambe droite et lança son pied à toute volée.
Il y eut un aboi sonore, immédiatement suivi d’un gémissement.
Au même instant, on put voir Pipeau fuir à toutes jambes dans la rue, tandis que l’aubergiste, étalé tout de son long sur le carreau de la cuisine, faisait de vains efforts pour se relever.
Simplement, maître Landry avait manqué son coup; le chien avait fait un bond de côté; le pied de l’aubergiste porta dans le vide, l’homme avait tournoyé et s’était abattu, entraîné par sa masse pesante.