Lorsqu’ils furent débarqués, Pardaillan s’arrêta sur la berge, le chapeau à la main, dans l’attitude souriante d’un gentilhomme qui, ayant escorté deux dames à la promenade, s’apprête à prendre congé.
– Monsieur, dit alors Jeanne d’Albret avec ce calme énergique dont elle ne s’était pas départie un seul instant pendant la terrible scène que nous venons de raconter, je suis la reine de Navarre… Et vous?
– Je m’appelle le chevalier de Pardaillan, madame.
– Vous venez, monsieur, de rendre à la maison de Bourbon un service qu’elle n’oubliera jamais…
Le chevalier fit un geste.
– Ne vous en défendez pas, reprit la reine… pas devant moi, du moins! ajouta-t-elle avec amertume!
Pardaillan saisit l’allusion: avoir défendu la huguenote, c’était peut-être mériter la mort!
– Ni devant vous, ni devant personne, madame, dit-il avec cette simplicité qui était si remarquable chez lui. J’ai conscience d’avoir, en effet, rendu un grand service à Votre Majesté, puisque je lui ai sauvé la vie; mais je dois déclarer que j’ignorais quelle grande reine j’avais l’honneur de défendre lorsque j’ai tenté d’arracher à la mort les deux femmes qui passaient dans une litière.
Jeanne d’Albret, qui depuis des années faisait la guerre, Jeanne d’Albret, diplomate consommé et véritable général d’armée, Jeanne d’Albret qui commandait à des héros et devait se connaître en héroïsme, fut frappée de cette dignité froide, corrigée par on ne savait quoi d’ironique et de gouailleur, qui émanait de toute la personne du chevalier.
C’est ainsi que, tandis qu’il faisait cette réponse, son visage était immobile, ses yeux très froids, mais sa main quittait la garde de son épée pour esquisser un de ces intraduisibles gestes du gamin qui se moque de lui-même.
– Monsieur, reprit la reine après l’avoir examiné avec une admiration, si vous voulez me suivre au camp de mon fils Henri, votre fortune est faite.
Pardaillan tressaillit et dressa l’oreille au mot de fortune.
Au même instant, l’image de la jeune fille aux cheveux d’or, de l’adorable voisine qu’il guettait pendant des heures à sa fenêtre, cette douce et radieuse image passa devant ses yeux, il éprouva, à la pensée de quitter Paris, un inexprimable serrement de cœur qui le surprit, le bouleversa et le charma tout à la fois.
Il eut donc une grimace de regret pour cette fortune qui s’évanouissait à peine entrevue, et répondit en s’inclinant avec une grâce altière:
– Que Votre Majesté daigne accepter l’hommage de ma reconnaissance: mais c’est à Paris que j’ai résolu de chercher fortune.
– C’est bien, monsieur. Mais au cas où quelqu’un des miens désirerait vous rencontrer, où vous trouverait-il?
– À l’auberge de la Devinière , madame, rue Saint-Denis.
Jeanne d’Albret fit alors un signe de tête et se tourna vers sa compagne.
Celle-ci était vraiment une merveilleuse créature: de grands yeux vifs, une bouche vermeille et sensuelle, de magnifiques cheveux bruns, une taille et une démarche d’une suprême élégance.
Elle paraissait sourdement inquiète, et parfois levait un regard rapide sur Jeanne d’Albret.
– Alice, dit celle-ci, vous avez été bien imprudente de faire passer la litière par le pont…
– Je croyais le passage libre. Majesté, répondit avec assez de fermeté la jeune fille.
– Alice, reprit la reine, vous avez été bien imprudente de lever les rideaux…
– Un mouvement de curiosité… fit Alice avec moins d’assurance.
– Alice, continua Jeanne d’Albret, vous avez été bien imprudente enfin de prononcer tout haut mon nom devant cette foule hostile…
– J’avais la tête perdue, madame! répondit la jeune fille, cette fois, dans un véritable balbutiement.
La reine de Navarre lui jeta un profond regard et demeura un instant pensive.
– Ce n’est pas pour vous en faire le reproche, mon enfant, dit-elle lentement. Mais enfin, quelqu’un qui eût voulu me livrer n’eût pas agi autrement…
– Oh! Majesté!…
– Une autre fois, soyez plus prudente, acheva la reine avec tant de sérénité qu’Alice de Lux (Ruggieri nous a appris son nom) fut aussitôt rassurée et se répandit en protestations dévouées.
– Monsieur le chevalier, dit alors Jeanne d’Albret, je vais abuser de vous…
– Je suis à vos ordres, madame.
– Bien. Merci. Veuillez donc nous suivre à distance là où nous allons… Sous la protection d’une épée telle que la vôtre, je ne craindrais pas de traverser une armée.
Pardaillan reçut sans faiblir le compliment. Seulement, il poussa un soupir et murmura:
– Quel dommage que je ne puisse plus quitter Paris!… C’est bien fait! Monsieur mon père me l’avait bien dit… Méfie-toi des femmes!… Il est bien temps, par Pilate et Barabbas!… Me voilà ficelé par les cheveux d’or de ma voisine… les fameux serpents qui enlacent et étouffent!… Et dire, ajouta-t-il, en jetant un piteux regard sur son pourpoint en lambeaux, dire que j’étais sorti pour me conquérir un costume de prince!… Il va me falloir manier l’aiguille toute la nuit, après avoir manié l’épée tout le jour!… Bon! la différence est-elle si grande?…
Tout en monologuant, le chevalier suivait à dix pas, l’œil au guet, la main à la garde de l’épée, les deux femmes qui, rapidement, s’enfoncèrent dans Paris.
Le soir commençait à tomber.
Pardaillan qui, dans sa hâte à suivre la mère de Loïse, était parti sans déjeuner, commençait à ressentir de furieux tiraillements d’estomac.
Après d’innombrables détours, Jeanne d’Albret et sa compagne arrivèrent enfin au Temple.
En face de la sombre prison dont la grande tour noircie par le temps dominait le quartier, comme une menace, une maison d’apparence bourgeoise s’élevait d’un étage.
Sur un geste de la Reine, Alice de Lux heurta à la porte.
Presque aussitôt on ouvrit.
Jeanne d’Albret fit signe à Pardaillan de se rapprocher.
– Monsieur, dit-elle, vous avez maintenant le droit de connaître mes affaires. Entrez donc, je vous prie.
– Madame, dit Pardaillan, Votre Majesté s’abuse: je n’ai qu’un droit, celui de me tenir à ses ordres.
– Vous êtes un charmant cavalier. Apprenez donc que la présence d’un homme – et d’un homme tel que vous! – ne me sera pas inutile dans cette maison.
– En ce cas, j’obéis, madame, fit Pardaillan qui en lui-même songea:
«En ce moment, les poulardes de maître Landry doivent être à point. Que ne puis-je me mettre à leurs ordres!…»
La porte, cependant, s’était refermée. Les trois visiteurs furent conduits par un domestique, sorte de géant femelle, jusqu’à une pièce étroite, mal meublée, mais assez propre.
Là, un vieillard à nez recourbé, à longue barbe biblique, était assis à une table sur laquelle se trouvaient trois balances de différent calibre. Cet homme jeta un regard perçant sur Jeanne d’Albret, et un imperceptible sourire effleura ses lèvres.
– Ah! ah! fit-il avec une cordialité exagérée, c’est encore vous madame… madame… comment donc, déjà? C’est qu’il y a trois ans que je ne vous ai vue… mais votre nom est inscrit là, dans mon coffre…
– Madame Leroux, dit la reine sèchement.
– C’est bien cela! J’allais le dire! Et vous avez encore quelque collier de perles, quelque agrafe de diamant à vendre à ce bon Isaac Ruben?
Il va sans dire que le vieillard prononçait Rupen pour Ruben, matame pour madame, acrave pour agrafe et gollier pour collier. Nous nous en remettons au lecteur que diverses littératures ont habitué à cet exercice, du soin de rétablir la prononciation du juif.
Nous prierons notre lecteur de se souvenir que la reine de Navarre, au moment où elle avait sauté de la litière, tenait à la main un sac de cuir. Et s’il l’a oublié, nous le lui rappelons.
Ce sac, Jeanne d’Albret le déposa sur la table, l’ouvrit, et en versa le contenu, pêle-mêle.
Les yeux d’Isaac Ruben pétillèrent. Il allongea les mains sur les diamants, les rubis, les émeraudes, les pierres précieuses qui chatoyaient sur la table et croisaient leurs feux. Ses doigts, un instant, les caressèrent. Le marchand d’or était poète à sa façon, et toute cette splendeur étalée sur la table en pauvre bois blanc, amena un mince sourire sur ses lèvres.
Quand à Pardaillan, il nous faut résister à la tentation de le montrer plus beau que nature, et confesser la vérité, dût cette vérité lui enlever une part notable de la sympathie du lecteur: devant cette fortune qui prenait la forme la plus somptueuse et la plus poétique de la fortune, devant ces flammes bleues, rouges et vertes qui semblaient fulgurer au fond d’un foyer magique, il ouvrit de grands yeux ébahis et il frissonna.