– Ne jurez pas: c’est votre mari, maître Landry, qui a raflé mes pauvres écus; et vous, bonne hôtesse, vous me les rapportez!…
– Quand cela serait? interrogea-t-elle timidement.
– Madame Grégoire, fit Pardaillan en reprenant cet air pince-sans-rire qui désespérait si fort la belle Huguette, vous avez eu tort: cet argent, je le devais à maître Grégoire. Je ne l’ai pas oublié: je l’ai laissé pour lui. Ainsi, chère amie, vous allez remporter ce sac dans le coffre de votre estimable époux…
– Mais qu’allez-vous devenir?… Partageons, au moins!
– Ma chère Huguette, sachez une chose: c’est que je ne me sens jamais aussi riche que lorsque je n’ai pas le sou. D’ailleurs, il me reste cette agrafe, ajouta-t-il en désignant le bijou que lui avait envoyé la reine Navarre et qui était fixé à son chapeau.
Huguette reprit le sac en souriant.
– Mais, continua le chevalier en l’enlaçant de nouveau, je ne vous en aime pas moins… vous avez bon cœur, Huguette… vous êtes aussi bonne que belle…
– Bonne… peut-être! mais belle…
– Puisque je vous le dis, morbleu! Me démentirez-vous? Je vous dis que vous êtes la plus jolie créature que j’aie jamais vue. Cette gorge ferme et blanche, ces joues roses, ces dents éblouissantes, ce regard langoureux, ces bras d’une éclatante blancheur… ah! Huguette, je crois, décidément, que je vous adore!…
Huguette baissa la tête et deux larmes perlèrent à ses cils.
– Quoi! vous pleurez, Huguette? s’écria Pardaillan avec la même fièvre, tandis que le désespoir éclatait dans ses yeux; vous pleurez! au moment où je vous jure que je vous aime!…
Huguette, doucement, se dégagea des bras de Pardaillan.
– Comme vous devez souffrir! murmura-t-elle d’une voix altérée.
Pardaillan tressaillit.
– Moi! souffrir? Où prenez-vous que je souffre?…
– Monsieur le chevalier…
– Chère Huguette!…
– Vous ne vous fâcherez pas si je vous dis tout ce que je pense?
– Et que diable pensez-vous? Voyons! je serais curieux de le savoir…
Huguette releva ses beaux yeux sur le jeune homme.
– Je pense, dit-elle avec mélancolie, que vous avez beaucoup de chagrin. Oh! ne riez pas ainsi. Vous me faites mal, et vous vous faites plus de mal encore à vous-même! Oui, monsieur le chevalier, vous avez le cœur gros… parce que vous aimez… Croyez-vous donc que je ne m’en sois pas aperçue?… Pardonnez-moi, je vous ai guetté… je vous ai vu passer des heures et des heures à cette fenêtre, le regard fixé sur la petite fenêtre d’en face… je vous ai vu descendre morose et de mauvaise humeur lorsqu’elle s’ouvrait… Vous aimez… vous avez laissé là votre cœur… et celle qui a disparu l’a emporté avec elle… Et vous croyez, pauvre jeune homme, qu ‘on ne vous aime pas… Eh bien! détrompez-vous… on vous aime…
Pardaillan saisit vivement la main de Mme Grégoire.
– Comment le savez-vous? fit-il ardemment.
– Je le sais, monsieur, parce que si je vous ai guetté, je l’ai guettée, elle aussi! Je le sais, parce qu’il est facile de tromper un indifférent, mais qu’il est impossible de tromper une femme…
Huguette se tut. Son sein palpita. Et ce fut son cœur qui acheva:
«De tromper une femme jalouse… une femme qui aime!»
Pardaillan n’entendit pas ces mots puisqu ‘ils ne furent pas prononcés, mais il comprit. Une indicible émotion l’étreignit à la gorge, et, doucement, il murmura:
– Huguette, vous êtes un ange…
Et, malgré tous ses efforts, ses yeux se remplirent de larmes.
– Vous l’aimez donc bien, fit Huguette à voix basse.
Il ne répondit pas et étreignit convulsivement les mains de l’hôtesse. Celle-ci se rapprocha de lui et déposa sur son front un baiser où son âme bonne et douce, mit un monde de consolations presque maternelles.
Nous ne savons vraiment trop comment cette scène se serait terminée, si la voix de maître Landry, qui appelait sa femme d’en bas, ne se fût fait entendre.
Huguette se sauva légèrement, à demi heureuse, à demi désolée.
«Pauvre Huguette! songea Pardaillan. Elle m’aime, et pourtant elle cherchait à me consoler en me trompant. Mais c’est fini, maintenant. Loïse ne m’aime pas, ne peut pas m’aimer. Eh bien, je ne l’aime plus! Je redeviens libre… libre de mon cœur, de ma pensée, de mes pas… Au diable Paris!… Demain, je me mets à la recherche de mon père!… Et quant à cette lettre… cette lettre… elle arrivera à son adresse comme elle pourra!…»
En disant ces mots, Pardaillan saisit la lettre de Jeanne de Piennes, la recacheta vivement, la fourra dans son pourpoint d’un mouvement rageur et s’élança au-dehors, bien résolu à ne plus s’inquiéter de rien de ce qui concernait Loïse et sa mère et tous les Montmorency de France.
Il était à ce moment deux heures de l’après-midi.
Ce que fit Pardaillan dans cette journée, il est probable qu’il l’ignora toujours lui-même. On le vit dans deux ou trois cabarets où il était connu. Il ne prenait aucun soin de se cacher. Pourtant, sa position était effrayante. Il erra sans doute un peu au hasard de sa course, paraissant occupé parfois à s’injurier soi-même, ou tout au moins à débattre furieusement quelque importante résolution.
Vers cinq heures, il se retrouva calme, de sang-froid, maître de lui. Il regarda autour de lui, et se vit non loin de la Seine, presque en face du Louvre, devant un somptueux hôtel.
Et comme s’il eût ignoré que sa course l’avait amené là, comme s’il y fût venu malgré lui, ce fut avec colère qu’il s’écria:
– L’hôtel de Montmorency! Je n’irai pas, certes!…
Presque en même temps, Pardaillan s’approchait de la grande porte, et furieusement heurtait le marteau!…