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Or, ce caveau, c’était l’antichambre des caves de maître Landry.

Dans le fond s’ouvrait une trappe que fermait un couvercle à anneau de fer.

Pardaillan, toujours suivi de son fidèle Pipeau, s’enfonça dans l’escalier qui descendait aux caves, les visita soigneusement, et n’ayant remarqué rien d’anormal, revint s’installer dans le cabinet noir en laissant ouverte la trappe des caves.

Nous le laisserons à la faction volontaire qu’il s’imposait, et nous reviendrons dans la grande salle de l’auberge.

Là, vers neuf heures, apparurent trois hommes très enveloppés et portant à leurs toques des plumes rouges.

Lubin courut au-devant de ces mystérieux personnages et les introduisit dans la salle du banquet.

Dix minutes plus tard, deux autres cavaliers, puis enfin trois nouveaux, tous ayant une plume rouge à la toque, entrèrent à la Devinière et furent conduits par Lubin qui, alors, murmura:

– Huit plumes rouges. Le compte y est!

À ce moment, un moine à barbe blanche, aux yeux sournois, à la figure rubiconde, franchit à son tour le seuil.

– Frère Thibaut, s’écria Lubin en s’élançant à la rencontre du moine.

– Mon frère, dit celui-ci à voix basse, nos huit poètes sont-ils arrivés?

– Ils sont là, répondit Lubin en désignant la salle du banquet.

– Très bien. Veuillez donc m’écouter, mon cher frère. Il s’agit de choses graves. Vous comprenez. Ce sont des poètes étrangers qui viennent discuter avec les nôtres.

– Mais, mon frère, comment se fait-il que vous soyez mêlé à des questions de poésie?

– Frère Lubin, fit sévèrement le moine, si notre révérend et vénérable abbé, Mgr Sorbin de Sainte-Foi, a permis que vous quittassiez le couvent pour venir faire ripaille et bombance en cette auberge…

– Frère! ah! frère Thibault!…

– Si le révérend, prenant en pitié votre soif inextinguible, vous a donné une preuve aussi extraordinaire de sa mansuétude, ce n’est pas qu’il vous tolère par surcroît le péché mortel de la curiosité!

– Je me tais, mon frère!

– Vous n’avez pas de questions à poser. Ou sinon, vous rentrez au couvent!

– Miséricorde! Je vous jure, mon frère… mon excellent frère…

– C’est bien. Maintenant, dressez-moi une petite table là, juste devant la porte de cette salle, car je me sens quelque appétit.

Ce disant, frère Thibaut prit une figure moins sévère; ses yeux s’attendrirent, et il passa le bout de sa langue sur ses lèvres.

– Que vous êtes heureux, frère Lubin! ne put-il s’empêcher de murmurer.

– Que vous donnerai-je à dîner, mon cher frère?

– La moindre des choses: une moitié de poularde, une friture de Seine, un pâté, une omelette et des confitures, avec quatre bouteilles de vin d’Anjou… Autrefois, frère Lubin, j’en eusse demandé six! Hélas! nous devenons vieux…

Le moine s’installa donc devant la porte, de façon que nul ne pût entrer sans sa permission.

Lorsque Lubin eut apporté sur la table les éléments du repas modeste demandé par frère Thibaut, celui-ci reprit:

– Maintenant, frère Lubin, écoutez-moi bien. Vous connaissez l’allée qui aboutit au cabinet noir? Eh bien, vous allez vous mettre en sentinelle à la porte de cette allée, sur la rue, jusqu’à ce que je vous en relève.

Lubin, qui voyait s’évanouir tous ses rêves gastronomiques et bachiques, poussa un soupir qui eût attendri un tigre. Mais frère Thibaut ne parut pas s’en apercevoir.

– Si quelqu’un veut entrer dans l’allée, continua-t-il, vous vous y opposerez. Si ce quelqu’un persiste, vous pousserez un cri d’alarme. Allez, mon cher frère, hâtez-vous…

Force fut à Lubin d’obéir.

Alors, frère Thibaut attaqua consciencieusement sa demi-poularde.

La demie de neuf heures sonna.

À ce moment, six nouveaux personnages firent leur entrée dans l’auberge.

– Voici les mécréants! grogna frère Thibaut. Je suis comme frère Lubin, moi. Je ne comprends pas pourquoi on me force à garder la porte pour des faiseurs de Phébus comme ce Ronsard, ce Baïf, ce Rémy Belleau, ce Jean Dorat, ce Jodelle et ce Pontus de Thyard!…

En grommelant ainsi, frère Thibaut dévisageait successivement les six poètes et se rangeait pour les laisser entrer dans la salle du banquet.

Il va sans dire que l’arrivée des poètes et leur disparition avaient passé inaperçues. Et pour se rendre un compte exact de cette scène, notre lecteur doit se figurer la grande salle de la Devinière pleine de soldats, d’écoliers, d’aventuriers, de gentilshommes; çà et là, quelques ribaudes: au milieu de la salle, un bohémien qui fait des tours de passe-passe; les éclats de rire, les chansons, les cris des buveurs qui demandent du vin, de l’hypocras, de l’hydromel, le fracas des pots d’étain et des gobelets qui s’entrechoquent; enfin toute l’effervescence d’une taverne bien achalandée à la minute où le couvre-feu va sonner, où l’auberge va se fermer et où l’on se hâte de vider un dernier verre.

Les six poètes de la Pléiade (Joachim du Bellay, le septième, était mort en 1560) entrèrent donc sans avoir éveillé la moindre curiosité, et passèrent dans la salle du festin.

Là, Jean Dorat arrêta d’un geste ses confrères, et leur dit:

– Nous voici donc, une fois encore, unis dans la célébration de nos mystères. Je puis dire que nous sommes ici la fleur de la poésie antique et moderne, et que jamais assemblée de plus fiers docteurs en l’art sublime ne fut plus digne de monter au Parnasse pour y saluer les dieux tutélaires. Vous Pontus de Thyard avec vos Erreurs amoureuses et votre Fureur poétique ; vous, Étienne Jodelle, seigneur de la tragédie, avec votre Cléopâtre et votre Didon ; vous, Rémy Belleau, étincelant lapidaire des Pierres précieuses magique évocateur de l’améthyste et de l’agate, du saphir et de la perle; vous, Antoine Baïf, le grand réformateur de la diphtongue, le prestigieux fabricateur des sept livres d’Amours ; et moi, enfin, moi, Dorat, qui n’ose me citer après tant de gloires, nous voici réunis autour de notre maître à tous, maître de l’antique, maître du présent, le grand et définitif poète qui s’est emparé du grec et du latin pour en forger une langue nouvelle, le fils d’Apollon qui, depuis les temps lointains où je lui appris, au collège Coqueret, l’art de parler comme parlaient les dieux, m’a dépassé de cent coudées, et nous écrase sous le poids de ses Ondes , de ses Amours , de son Bocage royal , de ses Mascarades , de ses Églogues , de ses Gaietés , de ses Sonnets et de ses Élégies … Maîtres, inclinons-nous devant notre maître, messire Pierre de Ronsard!…

Nous croyons devoir faire observer ici que Jean Dorat s’exprimait en latin avec une aisance et une correction qui prouvaient sa parfaite connaissance de cette langue [13] . Les poètes s’inclinèrent devant Ronsard, qui accepta cet hommage avec une majestueuse simplicité. Ronsard, qui était plus sourd que le sonneur de Notre-Dame, n’avait pas entendu un traître mot de la harangue. Mais comme beaucoup de sourds, il n’avouait pas son infirmité.

Ce fut donc du ton le plus naturel qu’il répondit:

– Maître Dorat vient de dire des choses d’une merveilleuse justesse et auxquelles je m’associe pleinement.

– Nunc est bibendum ! Maintenant il faut boire! s’écria Pontus qui aimait à taquiner l’illustre sourd.

– Merci, mon fils! dit Ronsard avec un gracieux sourire.

Jean Dorat, avec une imperceptible émotion d’inquiétude, reprit alors:

– Messieurs, je vous ai parlé, il y a huit jours de ces quelques illustres étrangers qui désirent assister à la célébration d’un de nos mystères.

– Sont-ce des poètes tragiques? demanda Jodelle.

– Nullement. Et même ils ne sont pas poètes. Mais je réponds que ce sont d’honnêtes gens. Ils m’ont confié leurs noms sous le sceau du secret. Maître Ronsard approuve leur admission. Et n’avons-nous pas déjà plus d’une fois toléré parmi nous la présence d’étrangers?

– Mais s’ils nous trahissent? observa Rémy Belleau.

– Ils ont juré le silence, répondit vivement Dorat. D’ailleurs, messieurs, ils repartent dès demain, il est vraisemblable qu’ils ne reviendront jamais à Paris.

Pontus de Thyard, qui était mangeur et buveur d’élite, Pontus qu’on appelait le «Grand Pontus» à cause de sa taille herculéenne, mais qui feignait toujours de croire que cette épithète s’adressait à la grandeur de son génie, Pontus dit alors:

– Moi, je trouve qu’on dîne de mauvaise humeur et qu’on digère mal quand…

– Ces nobles étrangers n’assisteront pas à notre agape! interrompit Dorat. Enfin, je ferai observer qu’on nous suspecte, et que justement la présence parmi nous d’illustres hôtes, au témoignage desquels nous pourrions en appeler, ne servirait qu’à prouver l’innocence de nos réunions. Au surplus, votons!

[13] Nous ferons également observer que même lorsqu’ils s’exprimaient en français, en langue vulgaire, ces poètes en particulier, et les divers personnages de notre récit en général, employaient force termes que nous traduisons en «moderne» au fur et à mesure. De là, de nombreux anachronismes dans la bouche de nos héros. Mais il fallait choisir entre la couleur locale et la clarté; nous n’avons pas hésité. Comme nous l’avons dit à propos de nos précédents ouvrages, nous visons seulement à donner au lecteur une idée de l’état de nos personnages et, en conséquence, des scènes et mœurs de l’époque où ils évoluent. Le reste ne ferait qu’alourdir la narration. Au surplus, hâtons-nous d’ajouter que nous n’avons d’autre prétention que d’intéresser le lecteur à quelques dramatiques épisodes des temps qui ne sont plus. (Note de M. Zévaco.)


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