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Au bout de vingt minutes, le comte de Marillac – ou Déodat, comme on voudra l’appeler – atteignit un groupe de chaumières ramassées autour d’un pauvre clocher. Ce hameau s’appelait Mareil. Dans l’obscurité, le comte distingua un bouquet de chêne et de buis au-dessus d’une porte. C’était une auberge.

Il s’arrêta, regardant derrière lui comme pour examiner les hauteurs qu’il venait de descendre; mais l’obscurité était profonde. Saint-Germain ne lui apparaissait que comme une ligne plus noire sur la crête du coteau.

Il soupira et mit pied à terre en se donnant comme excuse que les portes de Paris étaient fermées à cette heure et qu’il valait mieux attendre là le matin, plutôt que d’aller chercher un gîte du côté de Rueil ou de Saint-Cloud.

Il frappa à la porte du bouchon avec le pommeau de son épée. Au bout de dix minutes, un paysan à demi aubergiste vint lui ouvrir; et sur le vu de l’épée plus encore que sur le vu d’un écu tout brillant, consentit à servir au comte un repas sur le coin d’une table, près de l’âtre.

Déodat s’accouda, les bottes tendues vers le feu, tandis qu’on conduisait son cheval à l’écurie.

Depuis longtemps, l’omelette qu’on venait de lui fricasser en hâte sur la flamme claire était devant lui.

Il n’y touchait pas…

Il songeait.

Après le départ du comte de Marillac, la reine de Navarre était demeurée quelques minutes seule et pensive.

Puis elle avait fait un effort pour revenir à la situation présente.

Elle frappa deux coups sur un timbre avec un petit marteau.

Elle attendit une minute, puis, voyant que personne ne venait, elle frappa à nouveau deux coups.

Cette fois, une porte s’ouvrit et Alice de Lux parut.

– Je demande pardon à Votre Majesté, dit-elle avec volubilité; je crois qu’elle m’a appelée deux fois; mais j’étais si loin de cette pièce… que je n’étais pas sûre…

La reine de Navarre s’était assise dans un fauteuil.

Elle fixait son clair regard sur la jeune fille, et sous ce regard, Alice de Lux demeurait troublée, palpitante.

– Alice, dit enfin Jeanne d’Albret, je vous ai dit tout à l’heure, au moment où nous avons été sauvées, que vous aviez été bien imprudente de nous faire passer par le pont, plus imprudente encore d’ouvrir les rideaux de la litière, et enfin, plus imprudente encore de prononcer mon nom devant une foule qui, sûrement, m’était hostile…

– C’est vrai… mais je croyais avoir expliqué à Votre Majesté…

– Alice, interrompit la reine, en disant que vous aviez été imprudente, je me suis trompée… ou j’ai feint de me tromper; car si je vous avais dit à ce moment ma véritable pensée, peut-être eussiez-vous commis quelque nouvelle imprudence qui, cette fois, m’eût été fatale.

– Je ne comprends pas, madame, balbutia Alice de Lux en devenant très pâle.

– Vous allez me comprendre tout à l’heure. Lorsque vous êtes venue à la cour de Navarre, Alice, vous m’avez dit que vous étiez obligée de fuir la colère de la reine Catherine parce que vous vouliez embrasser la religion réformée… C’était il y a huit mois… je vous accueillis comme j’ai toujours accueilli les persécutés; et comme vous étiez de bonne naissance, je vous plaçai parmi mes filles d’honneur… Depuis huit mois, avez-vous un reproche à m’adresser? Parlez franchement, je vous l’ordonne.

– Votre Majesté m’a comblée, dit Alice en reprenant un peu de fermeté, mais puisque ma reine daigne m’interroger, qu’elle me permette à mon tour de poser une question. Ai-je donc démérité? N’ai-je pas, depuis huit mois, accompli avec zèle tous les devoirs de ma charge? Ai-je donné sujet à quelque médisance? On m’appelait la Belle Béarnaise, madame; et pourtant, malgré cette beauté qu’on voulait me reconnaître, ai-je jamais cherché à détourner quelque gentilhomme des soucis de la guerre? Enfin, depuis ma conversion, n’ai-je pas donné à ma religion nouvelle toutes les marques d’attachement qu’on pouvait attendre d’une néophyte?

– Je reconnais, fit la reine avec une gravité qui amena un nuage sur le front de la jeune fille, je reconnais que vous avez montré un zèle dont quelques-uns ont pu être surpris. Que vous dirai-je? Je vous eusse préférée catholique plutôt que protestante à ce point. Quant à votre conduite vis-à-vis de mes gentilshommes, elle est irréprochable; et là encore, j’avoue que j’eusse été moins étonnée à vous voir un peu moins… sévère; enfin, votre service a toujours été admirable, au point que même lorsque vous n’étiez pas de service, même quand je n’avais pas besoin de vous, vous étiez toujours assez près de moi pour tout voir, sinon pour tout entendre.

Cette fois, l’accusation était si claire qu’Alice de Lux chancela.

– Oh! Majesté, murmura-t-elle, j’ai horreur de comprendre!

Jeanne d’Albret la regarda avec une sorte de pitié.

– Il faut pourtant que vous compreniez, dit-elle enfin. Mes soupçons ne sont guère éveillés que depuis une quinzaine de jours. Je voudrais vous épargner la douleur d’avoir honte, Alice, car je vous aimais. Pourtant, il faut bien que je me sépare de vous, puisque j’ai acquis la conviction que vous me trahissez…

– Votre Majesté me chasse! bégaya la jeune fille.

– Oui, dit simplement la reine de Navarre.

Il y eut une minute d’écrasant silence.

Alice de Lux, appuyée au dossier d’un fauteuil, jetait autour d’elle ces yeux hagards qu’ont les condamnés; elle avait joint les mains dans un geste de supplication machinale.

Enfin un long soupir gonfla son sein sculptural, et elle parvint à prononcer quelques mots:

– Votre Majesté se trompe… je suis victime d’infâmes calomnies…

La reine de Navarre souffrait peut-être plus que la jeune fille.

Pour une âme généreuse, en effet, il n’y a pas de spectacle plus douloureux que celui de la trahison d’un être en qui on avait mis toute sa confiance. Et lorsque cet être, placé en face d’une irrémédiable honte, se débat sous le poids de l’accusation, qu’on le voit panteler et faire d’inutiles efforts pour rassembler les preuves de sa loyauté, le spectacle est certes plus affreux que celui d’un ennemi vaincu.

– Écoutez, Alice, dit Jeanne d’Albret d’une voix si triste que la jeune fille en frissonna, j’eusse pu, et peut-être j’eusse dû vous livrer à nos juges en leur apportant la preuve de votre trahison; je n’en ai pas le courage. Je me contente de vous renvoyer à votre maîtresse, la reine Catherine…

– Votre Majesté se trompe!… murmura encore Alice avec une sorte de gémissement.

La reine de Navarre secoua la tête.

– Ce jour où j’entrai chez vous et où je vous surpris écrivant, pourquoi, Alice, avez-vous jeté votre lettre au feu, risquant ainsi de provoquer des questions que d’ailleurs je ne vous posais pas?…

– Madame! s’écria Alice avec l’ardeur du noyé qui sent sous ses doigts raidis un fétu de paille, madame, il faut donc que je vous avoue la vérité!… J’aime… J’écrivais à celui que j’aime!…

– C’est en effet ce que je supposai, et voilà pourquoi je me tus. Ce jour où un de mes officiers vous vit causant avec un courrier qui partait pour Paris, Alice… Le courrier s’éloigna précipitamment: il n’est plus jamais revenu. Pourquoi?

– Je lui donnais des commissions pour des amis que j’ai à Paris, madame! Est-ce ma faute si cet homme n’est plus revenu? Qui sait, au surplus, s’il n’a pas été tué?

– Lorsque les chefs de l’armée se sont réunis pour délibérer, pourquoi, Alice, vous a-t-on trouvé dans ce cabinet qui donnait sur la salle des délibérations?

– J’avais été surprise par l’arrivée de ces soldats, madame; je n’osais plus sortir.

– Oui, c’est bien là les différentes explications que vous avez données, et je vous crus. Cependant, il y a quinze jours, comme je vous le disais, je commençai à vous soupçonner sérieusement.

– Pourquoi, madame? pourquoi?…

– Votre insistance pour m’accompagner à Paris me remit en mémoire les faits que je viens de vous exposer, et beaucoup d’autres. Je me décidai, Alice, parce que je voulais vous mettre à l’épreuve. Vous voyez à quel point je répugnais à vous croire… ce que plusieurs de mes conseilleurs vous accusaient d’être, puisque j’ai risqué ma vie dans l’espoir de démontrer votre innocence.

Tremblante, hagarde, la sueur au front, Alice de Lux tenta un dernier effort:

– Eh bien, Majesté, vous voyez bien que je suis innocente, puisque vous vivez…

– Ce n’est pas votre faute! fit sourdement la reine. Alice de Lux, vous étiez de connivence avec ceux qui ont voulu me tuer.

– Jamais…

– Alice de Lux! C’est vous qui avez voulu que la litière passât sur le pont! C’est vous qui avez ouvert les rideaux! C’est votre cri qui m’a désignée aux assassins. C’est à vous que l’un d’eux a voulu remettre ce billet au moment où la litière se renversait. Il paraît que j’étais encore moins troublée que vous, puisque j’ai vu ce billet lorsqu’il tombait sur vos genoux, puisque je l’ai ramassé sur le sol, puisque je l’ai gardé, puisque le voilà!…

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