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En disant ces mots, la reine de Navarre tendait à Alice un papier plié en triangle et d’un format minuscule.

La jeune fille tomba à genoux, ou plutôt s’écroula, écrasée par une telle honte qu’il lui semblait que jamais plus elle n’oserait se relever.

– Prenez! dit Jeanne d’Albret. Ce billet vous était destiné. Il vous appartient.

L’espionne demeura immobile, pétrifiée, inconsciente.

– Prenez! répéta rudement la reine de Navarre.

Cette fois, l’espionne obéit. Sans lever la tête, elle tendit la main.

– Lisez! ordonna Jeanne d’Albret. Lisez, car ce billet contient un ordre de vos maîtres.

L’espionne, subjuguée, pantelante, déplia le billet, et elle lut…

«Si l’affaire réussit, soyez au Louvre demain matin. Si l’affaire ne réussit pas, quittez votre poste au plus tôt en demandant un congé en règle et venez dans la huitaine. La reine veut vous parler.»

Il n’y avait pas de signature.

Un faible cri qui ressemblait à l’atroce gémissement de la honte se fit jour à travers les lèvres tuméfiées de l’espionne.

Puis, de nouveau, elle s’écroula sur elle-même, la tête perdue, effroyablement malheureuse.

La reine de Navarre laissa tomber sur Alice de Lux un regard de souveraine miséricorde.

Puis elle prononça:

– Allez…

L’espionne se releva lentement; elle vit la reine qui, le bras tendu, lui montrait la porte, et elle recula à petits pas jusqu’à ce qu’elle se trouvât contre cette porte. De ses mains hésitantes, tremblantes, elle ouvrit, sortit, et ce fut seulement alors qu’elle se mit à courir comme une insensée.

Jeanne d’Albret sortit à son tour et entra dans la salle basse où l’attendaient les deux gentilshommes.

– Nous partons, messieurs, dit-elle.

Elle se dirigea vers sa voiture, et, au moment de monter, regarda à droite et à gauche comme pour chercher à savoir ce qu’était devenue Alice de Lux.

– Malheureuse enfant! murmura-t-elle avec un soupir. Voilà pourtant de tes œuvres, ô Médicis!…

Quelques instants plus tard, le carrosse, escorté par les deux gentilshommes à cheval, s’éloignait rapidement.

Alice de Lux, en quittant la maison, s’était mise à courir, comme nous venons de le dire, pareille à une insensée. Sa première idée fut de s’éloigner le plus vite possible de l’endroit où elle venait de subir le supplice de la honte.

Elle traversa l’esplanade qui se trouvait devant le château, sans savoir où elle allait.

Tout à coup, elle s’arrêta, frissonnante, regarda autour d’elle.

– Où aller! murmura-t-elle. Où me cacher! Que vais-je devenir quand il va savoir! Je suis perdue! Que faire? Aller à Paris? Me rendre aux ordres de l’implacable Catherine? Oh! non, non!… Qu’ai-je fait!… J’ai voulu assassiner la reine de Navarre!… Qui suis-je?… Que suis-je?… Quelle abjection dans mon âme! Oh! j’ai honte!… Heureusement, il fait nuit… on ne me voit pas… mais il fera jour dans quelques heures! On me verra… Et qui ne devinera, rien qu’à ma honte, quel être d’horreur je suis devenue!…

Elle s’assit sur une pierre, le menton dans les deux mains.

Cette femme était jeune.

Elle était belle, de cette beauté brune et provocante des Béarnaises, à demi andalouses par la pâleur mate du front, par les lèvres merveilleuses comme des grenades ouvertes, par le feu du regard voilé de lourdes paupières voluptueuses.

Là-bas, dans les montagnes où le fils de Jeanne d’Albret courait le loup quand il ne courait pas la jouvencelle, on l’appelait la Belle Béarnaise.

Et ce surnom lui seyait à merveille.

Mais, dans cette minute, nul n’eût reconnu la beauté que nous signalons, dans ces traits convulsés, dans ces yeux hagards, dans ce front taché de plaques livides…

– Que faire! reprenait-elle. Fuir la reine Catherine?… Insensée! Pour la fuir, il n’est qu’un refuge: la tombe… et je ne veux pas mourir… Non! oh non! je suis trop jeune pour mourir… Marche, misérable! Il faut que tu ailles jusqu’au bout de ton infamie… Allons, debout, espionne! La reine t’attend…

C’est ainsi que cette malheureuse créature se torturait elle-même.

Pour la plaindre ou l’accabler, l’heure n’est pas venue encore… Les événements qui vont se dérouler dans ce récit nous montreront quelle femme, quel monstre ou quelle infortunée il y avait dans Alice de Lux.

Machinalement, elle s’était relevée et avait repris le chemin qu’elle venait de parcourir, s’orientant vers Paris au jugé, car elle connaissait à peine le pays.

Une accablante tristesse pesait sur elle.

Ses pieds s’écorchaient aux cailloux de la rude descente.

Mais elle ne sentait ni fatigue ni souffrance. Elle allait vers Paris comme si une force magnétique l’y eût attirée malgré elle.

Au bout d’une heure de marche, elle entrevit quelques maisons basses, et regarda avidement.

Elle jugea qu’elle devait se trouver assez loin de Saint-Germain, et que, d’ailleurs, la reine de Navarre avait dû en partir déjà.

Et son unique pensée, en ce moment, était de mettre le plus d’espace possible entre elle et Jeanne d’Albret comme si, de cette façon, elle se fût éloignée de la honte. La honte l’écrasait, l’opprimait, lui semblait une intolérable souffrance. En même temps, elle se sentit tout à coup brisée de fatigue, non de la route assez courte qu’elle venait de parcourir, mais le besoin d’être seule dans une chambre, de cacher sa tête sous un oreiller, de ne plus rien voir, plus rien entendre lui donnait l’immense lassitude du plein air. Elle redoutait les arbres, fantômes qui se balancent, les étoiles qui regardent, le ciel qui méprise, et elle se figurait que d’être à couvert, cela la soulagerait aussitôt, puisqu’elle pourrait fuir les invisibles témoins de sa honte que son imagination suscitait à chacun de ses pas.

À dix pas d’elle, il lui parut qu’une de ces maisons basses devant lesquelles elle s’était arrêtée laissait filtrer un peu de lumière. Avec l’inconsciente résolution qui présidait à tous ses mouvements, elle se dirigea vers cette lumière et frappa à une porte.

On ouvrit presque aussitôt.

– Une chambre pour cette nuit, dit-elle en claquant des dents.

– Oui, fit l’homme. Mais entrez vous chauffer. Vous grelottez, madame.

Elle fit signe qu’elle acceptait.

L’homme ouvrit une autre porte, elle donnait sur une sorte de salle d’auberge qu’éclairait la flambée de l’âtre placé à gauche en recul de la porte.

Elle entra, et instinctivement, se tourna vers cette lumière, vers cette chaleur.

Et elle vit un cavalier qui lui tournait le dos, accoudé au coin d’une table.

Et du premier coup, elle le reconnut. Car une flamme monta à ses joues pâles, et un cri lui échappa.

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