Il reprit:
– Continuons, mon enfant… «Notre père qui êtes au ciel…»
Mais l’enfant était poursuivi par une pensée.
– Ainsi, dit-il, tu as un père, bon ami?
– Sans doute, mon enfant.
– Et le frère sonneur? Et les deux gros chantres qui ont de si vilaines figures? Et le frère jardinier?… Ils ont tous un père?
– Bien certainement, fit le moine qui regarda attentivement le petit Jacques.
– Et les enfants qui, quelquefois, passent par-dessus le mur pour prendre des fruits et après lesquels le frère jardinier court avec un gros bâton, est-ce qu’ils ont chacun leur père?
Le moine répondit plus faiblement:
– Mais oui, mon enfant…
– Alors, dit le petit, pourquoi est-ce que je n’ai pas de père, moi?
Le moine pâlit. Un tressaillement de souffrance et d’amertume le secoua. Et ce fut d’une voix sourde, presque méchante, qu’il demanda:
– Qui t’a dit que tu n’as pas de père!…
– Mais, fit le petit, je le vois bien… Si j’avais un père, il serait ici avec moi… je vois bien les autres enfants, le dimanche, quand ils viennent à la chapelle… chacun d’eux a un père ou une mère… moi, je n’ai ni père, ni mère.
Panigarola demeura sombre, perplexe, agitant des réponses et n’osant les formuler.
L’enfant reprit:
– N’est-ce pas, bon ami, que je n’ai pas de père, pas de mère… que je suis seul, tout seul?
– Et moi! fit enfin le moine d’une voix qui eût effrayé un autre enfant, que suis-je donc?
Le petit Jacques Clément considéra son bon ami d’un œil attentif, étonné.
– Toi? dit-il… tu n’es pas mon père!
Le moine eut un sursaut terrible de sa conscience, tandis qu’il demeurait pâle et glacé. Il lutta un moment contre l’envie furieuse de saisir dans ses bras l’enfant d’Alice!
– Ah! misérable cœur! gronda-t-il en lui-même. Je me donne ma paternité comme prétexte! Avoue que c’est un peu d’elle-même que tes lèvres chercheraient sur les joues de ton fils!…
Il se renferma dans un silence farouche; affaissé, ramassé sur lui-même, la mâchoire dans sa main crispée, il considéra avec horreur et délice la radieuse vision de femme qui flottait devant lui.
Voyant son immobilité et comprenant qu’il n’y aurait pas de leçon, l’enfant demanda:
– Je peux jouer, bon ami?
– Oui… joue, mon enfant…
Le petit Jacques Clément se retira à quelques pas, s’assit à terre, mit son menton dans ses deux mains, et son regard clair se fixa sur des choses vagues qu’il entrevoyait…
C’était ainsi qu’il jouait.
Et nul n’eût su dire lequel de ces deux drames était le plus digne de pitié: du drame furieux qui se déchaînait dans le cœur du père, ou du drame de confuse et incertaine douleur qui se déroulait dans l’âme du fils.
Le rapprochement de ces deux visions n’était-il pas lui-même poignant?
Car ce que l’enfant cherchait à évoquer, c’était une figure de femme qui eût été sa mère; et ce que le moine évoquait pleinement avec une terrible puissance, c’était cette mère elle-même…
– Elle serait habillée tout de blanc, songeait l’enfant; elle viendrait par là, par la porte du jardin, elle serait belle, bien belle, et me regarderait si doucement, comme personne ne m’a jamais regardé, et elle me dirait: Allons, petit Jacques, viens m’embrasser… ne sais-tu pas que je suis ta mère?…
– Terreur, angoisse, éternel supplice de l’amour! songeait le moine. En vain, j’essaie de l’écarter, de la repousser! Elle est là, toujours présente… et son sourire m’enchante… Quoi! dans l’horreur même qu’elle m’inspire, je trouve donc un mystérieux attrait?… Ah! ce que j’ai souffert lorsqu’elle pleurait à mes pieds; comment, dans cette église, ai-je pu résister à la tentation de briser la grille du confessionnal et de la saisir dans mes bras! Cette tentation me poursuit!… La voir, la revoir une minute encore!…
Brusquement, il se leva du banc de pierre où il était assis et, sombre, méditatif, ayant oublié l’enfant, il se dirigea vers un escalier qui montait à sa cellule.
Jacques ne s’aperçut pas de son départ.
Dans sa cellule, Panigarola s’assit, un peu soulagé par l’ombre où il se baignait.
Il y avait dans la cellule aux murs blanchis à la chaux, une étroite couchette, une table et deux escabeaux. Sur la table poussée contre le mur, en face le lit, quelques livres.
Sur le panneau qui faisait vis-à-vis à la porte, un crucifix.
Pas de prie-dieu: les moines devaient prier, les genoux sur les dalles.
Panigarola s’assit, tournant le dos au crucifix, accoudé à la table.
Cependant, un instant, son regard était tombé sur le Christ décharné, cloué sur sa croix.
Et maintenant, il songeait:
– Si encore, ô Christ, je croyais en toi! si j’avais pu anéantir ma pensée, mon âme, mes sentiments, dans cet océan obscur qui s’appelle la Foi!… J’ai tout tenté en vain… je ne crois pas… je ne croirai jamais… je souffrirai toujours! T’ai-je assez appelé à mon secours, ô Christ? Ai-je eu assez la volonté de ne plus penser, de m’étreindre, et de devenir, moi aussi, perinde ac cadaver , pareil à un cadavre? La vie, en moi, a été plus forte que toi, ô Christ!… Pourtant, c’est de tout mon vouloir que je t’ai cherché, que je suis entré au cloître, que je suis venu à la mort!… Oui, je t’ai cherché là-haut sur le firmament constellé, par les nuits claires et, dans ma conscience obscure, par les jours d’orage et de passion!… Je n’ai trouvé que néant… et sur ce néant, ou plutôt près de ce néant, parallèle à lui, se fondant en lui, j’ai trouvé la vie omnipotente, la vie à laquelle nul être n’échappe… vie, cruauté, souffrance, et après… rien!
Il souffla et son poing tomba lourdement sur la table.
– Il faut donc que je la revoie!… Depuis la scène du confessionnal, ma passion rallumée ne me laisse plus de répit… je fatigue, je brise mon corps à de somnolentes promenades sans fin à travers la ville silencieuse, et quand je parviens enfin à m’endormir, le rêve, plus cruel que la réalité, me l’apporte et la met dans mes bras!… Il faut que je la revoie!… Mais que lui dirai-je, insensé? Où trouverai-je l’étincelle sacrée qui enflammera cette âme putride et en fera une âme aussi belle que son corps?…
Alors la tempête qui hurlait dans cette conscience, se déchaîna plus furieuse.
Il grinça des dents. Il se mordit les mains pour que des frères n’entendissent point ses sanglots. Il se jeta sur la couchette, enfouit sa tête dans les couvertures.
– Et que m’importe son âme! rugit-il en lui-même. Que m’importe qu’elle ait trahi! Qu’elle ait eu des amants! Qu’elle soit descendue à l’abjection de la honte par la prostitution mise au service de l’espionnage! Alice! Alice! Où es-tu, Alice? Je te veux, je t’aime, je t’aime!…
Lentement, la journée s’écoula.
Lorsque le révérend Panigarola parut au réfectoire, les yeux baissés, les bras croisés, les jeunes moines remarquèrent sa pâleur cadavérique.
De vrai, c’était un cadavre en marche…
La nuit vint.
Panigarola jeta sur ses épaules un manteau noir et alla se faire ouvrir la porte du couvent. Le frère portier, gros moine à face rubiconde, alluma son falot et le lui remit, ainsi que la clochette.
– Vous n’avez pas peur, dit-il avec un gros rire, à vous promener ainsi dans la nuit, de rencontrer quelque loup-garou, peut-être quelque démon?
Panigarola secoua la tête.
– Moi, reprit le portier, j’en mourrais de peur… à moins que le loup-garou, démon, Belzébuth, Satan, ne prenne la forme de quelque fille accorte…
Panigarola prit silencieusement son falot et sa clochette et, tandis que, secoué encore de rire, le portier refermait soigneusement la porte du couvent, déjà, dans la rue, tintait la clochette mélancolique et se faisait entendre le cri lugubre:
– Mes frères, priez Dieu pour l’âme des trépassés!…
Panigarola franchit la Seine.
D’habitude, il allait au hasard, sans chemin convenu.
Ce soir-là, il marcha droit au Louvre et s’enfonça ensuite dans les ruelles qui enveloppaient le palais des rois…
Bientôt, il arriva rue de la Hache.
Il s’arrêta presque en face de la maison à la porte verte, sous un auvent dans l’ombre duquel il disparaissait, fantôme qui faisait corps avec la nuit ambiante.
Et il attendit.
Ce n’était pas la première fois qu’il venait se réfugier dans cette encoignure sombre. Et souvent, par les nuits sans lune, après avoir longtemps erré à travers Paris, il finissait par aboutir là, comme un oiseau nocturne qui, après avoir tracé de grands cercles, finit par se poser sur la pointe de rocher qui l’attirait, et pousse alors son cri funèbre… seulement le cri que poussait le moine ne s’entendait pas; ce n’était qu’un sanglot d’homme.