À l’ordinaire, il cherchait d’abord, en partant du couvent, à éviter les chemins qui pouvaient le ramener rue de la Hache. La plupart du temps, il y réussissait, et rentrait victorieux de lui-même, mais que de fois, aussi, après avoir longuement résisté, il arrêtait tout net son itinéraire et se rendait à son poste par les voies les plus directes!…
Alors, il finissait par se mettre à courir, et sa hâte suivait la progression de la limaille qu’attire un aimant et qui se précipite avec plus de violence en approchant du centre attractif.
Et lorsqu’il arrivait ruisselant, haletant, il se demandait avec désespoir ce qu’il était venu faire là!
Deux heures ou trois heures du matin sonnaient dans ce grand silence dont le silence nocturne du Paris moderne ne peut donner aucune idée.
Panigarola fixait des regards tantôt emplis de larmes, tantôt étincelants de haine, sur cette porte qu’il ne devait jamais franchir; alors il se comparait soi-même à quelque ange déchu qui, de loin, contemple la porte du paradis.
Et lorsqu’il sentait que l’amertume allait déborder de son cœur, lorsqu’il comprenait qu’il ne pourrait en supporter davantage, il s’en allait, secouant sa clochette, et jetant son cri comme un râle:
– Priez pour les trépassés!…
– Le trépassé, c’est moi! ajoutait-il en lui-même.
Souvent Alice de Lux dut entendre le cri et frissonner de l’accent désespéré du crieur.
Ce soir-là, comme on l’a vu, le moine se rendit tout droit à la rue de la Hache. C ’était pour lui un soulagement que d’avoir pris une résolution. Toute son énergie du temps où il appartenait au monde des vivants lui revenait, et, avec l’énergie, l’indomptable volonté de triompher.
Il déposa doucement sa clochette et son falot qu’il avait éteint en atteignant la rue de la Hache.
Ainsi, il serait libre de ses mouvements.
Panigarola était venu avec l’intention fortement arrêtée d’entrer tout de suite dans la maison. Le trajet du couvent à la rue de la Hache n’avait été qu’une suite de phrases violentes qu’il comptait jeter à Alice.
Et lorsqu’il fut arrivé, lorsqu’il se fut tapi dans son encoignure, il comprit combien lui était difficile cette chose si simple qui consistait à heurter un marteau pour se faire ouvrir une porte.
Cent fois, il fut décidé; et cent fois, au moment même où il se disait «Allons!» il se renfonça plus farouchement, plus désespérément dans l’ombre.
Comme il était là, hésitant, finissant par se demander s’il ne valait pas mieux escalader le mur ou plutôt s’en aller, la porte s’ouvrit… il y eut un chuchotement… le moine demeura pétrifié d’angoisse.
Ce qu’il redoutait se produisit: il entendit un baiser, si doux qu’eût été ce baiser.
Ce faible bruit, cet écho affaibli d’amour, retentit en lui comme un coup de tonnerre…
Il allait s’élancer…
Au même instant, l’homme s’en alla rapidement, la porte se referma…
Cet homme, c’était le comte de Marillac.
Panigarola put le suivre un instant des yeux: ce fut une rapide vision aussitôt effacée.
– L’homme qu’elle aime! gronda-t-il. Il s’en va heureux, l’âme radieuse; et moi, misérable, moi!…
Sa pensée sombra dans une sorte de balbutiement et n’acheva pas de s’indiquer.
Longtemps, figé à la même place, le moine lutta contre la douleur de la jalousie comme s’il l’eût éprouvée pour la première fois.
Enfin, après peut-être une heure d’attente, il se dirigea résolument sur la porte.
Au moment où il allait frapper, cette porte s’ouvrit de nouveau.
Panigarola n’eut que le temps de s’effacer contre la muraille.
Ce fut encore un homme qui sortit et s’éloigna rapidement: cette fois, c’était le maréchal de Damville.
Le moine ne le reconnut pas. Peut-être même ne prêta-t-il qu’une attention médiocre à ce fait qu’un homme sortait de chez Alice… après l’autre!
Il repoussa violemment la porte à l’instant où elle se refermait et entra dans le jardin.
La vieille Laura qui avait escorté Henri n’était pas femme à s’effrayer; elle s’attendait toujours à tout ce qui peut arriver à l’honnête gouvernante d’une femme telle qu’Alice de Lux. Au premier coup d’œil, elle reconnut Panigarola, et sourit; cependant, comme elle tenait à toujours avoir les apparences pour elle, – ce qui est le fond même de l’honnêteté sociale, – elle esquissa une tentative de résistance et prit la posture d’une duègne effarouchée qu’on violente et qui va crier au secours.
– Silence! dit le moine en saisissant le bras de la digne Laura.
Et certain que la gouvernante ne tenterait rien contre lui, il pénétra dans la maison que venaient de quitter l’un après l’autre le comte de Marillac et Henri de Montmorency. (On n’a pas oublié, sans doute, que le maréchal avait surpris l’entretien d’Alice et du comte; et qu’en menaçant Alice de révéler cet entretien, il avait obtenu d’elle qu’elle se constituerait la geôlière de Jeanne de Piennes et de Loïse). Après le départ du maréchal, l’espionne écrasée de honte était tombée à genoux en s’écriant: «Qui donc viendra me relever dans cet abîme d’ignominie!»
Ces paroles désespérées, Panigarola les entendit, les recueillit avidement, et il répondit:
– Moi!…
Alice s’était relevée d’un bond, stupéfaite, épouvantée de cette apparition inattendue. À l’instant même, elle reconnut le marquis de Pani-Garola, son premier amant. Sa première pensée – pensée qui traversa son esprit comme un éclair – fut que le moine avait réfléchi depuis la scène de la confession, qu’il s’était repenti, qu’il avait eu pitié d’elle, peut-être!… qu’il avait arraché à Catherine de Médicis la terrible lettre accusatrice!… qu’il lui rapportait cette lettre!… Et ce mot, ce seul mot de réponse qu’il venait de jeter n’était-il pas la confirmation de cette pensée!…
Elle dompta son émotion, força sa physionomie à s’éclairer d’un sourire et, très doucement, elle dit:
– Vous, Clément… Vous ici… Vous avez entendu ce que je disais, n’est-ce pas?… Vous avez compris le désespoir qui me torture… Cette sévérité que vous aviez là-bas, dans l’église… s’est changée en pitié, n’est-ce pas? Ce que vous venez de dire me le prouve. Ah! Clément, s’il est un homme au monde qui puisse me sauver de moi-même et des autres, n’est-ce pas vous, en effet!…
Pendant qu’elle parlait ainsi avec une douceur humiliée, Panigarola était entré, refermant derrière lui la porte, et il écoutait, immobile, glacé en apparence, dévoré en réalité par tous les feux de sa passion.
Panigarola demanda:
– Quel est cet homme qui sort d’ici?
Un imperceptible sourire de triomphe passa dans les yeux d’Alice; le moine était jaloux! donc le moine l’aimait encore! donc il était à sa merci!
Elle se rapprocha vivement de lui:
– Cet homme, dit-elle, m’a infligé une des plus affreuses humiliations que j’aie subies. Et vous savez pourtant si j’ai été assez humiliée.
– Son nom?
– Le maréchal de Damville! répondit sans hésitation Alice.
– Un de vos amants? fit-il avec une sourde rage.
Elle eut un soupir, et joignit les mains.
– Clément, dit-elle soyez généreux… ou sans cela, je ne comprendrais pas votre présence sous mon toit…
Il eut un geste violent, et sentit que la jalousie allait le dominer encore comme elle l’avait dominé dans le confessionnal. D’un effort, il s’arracha à l’importune question de savoir ce que Damville était venu faire dans cette maison, s’il était encore l’amant d’Alice.
Il la contemplait, ravi, désespéré… elle lui paraissait plus belle que jamais.
– Clément, reprit-elle en s’enhardissant jusqu’à lui prendre sa main – et il frémit à ce contact, Clément, vous êtes donc revenu vers moi… Vous avez voulu vous pencher sur ma détresse… elle est atroce… Tenez, un dernier exemple… voulez-vous savoir ce que le maréchal de Damville est venu me demander?…
Les yeux du moine devenaient hagards.
Au contact de la main tiède et satinée, sa passion s’exaspérait.
Comme s’il n’eût pas entendu ce qu’Alice venait de dire, il bégaya:
– Je suis venu vous proposer un marché.
– Un marché? fit-elle d’une voix soudain glacée, attentive maintenant, et prise de peur en présence de la vérité qu’elle devinait…
Le moine réfléchissait.
Il avait ces paroles à dire:
– Soyez à moi une fois encore et je vous rends la lettre!…