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Celui-ci traversa rapidement deux ou trois pièces et parvint dans le grand salon d’honneur de l’hôtel Coligny.

Là, autour d’une table, étaient assis cinq personnages.

Pardaillan reconnut immédiatement deux d’entre eux:

Téligny, qu’il venait de voir, et l’amiral Coligny qu’il avait eu occasion de voir de loin deux ou trois fois.

Les trois autres lui étaient inconnus.

Le comte de Marillac, tenant toujours Pardaillan par la main, s’avança jusqu’à la table et dit:

– Sire, et vous, monseigneur, et vous, monsieur l’amiral, et vous, mon cher colonel, voici le sauveur de la reine, M. le chevalier Jean de Pardaillan.

À ces mots, ces personnages qui n’avaient pas vu sans inquiétude entrer un inconnu, bien que cet inconnu fût amené par un des leurs, ces personnages, disons-nous, levèrent sur le chevalier des yeux pleins de bienveillance, de cordialité et d’admiration.

– Touchez-là, jeune homme! s’écria, le premier, Coligny. Vous avez été fort comme Samson, courageux comme David, et vous avez évité à la Réforme un irréparable malheur.

Le chevalier saisit la main qui lui était tendue avec un respect et une émotion visibles.

– Et moi aussi, je veux toucher cette main qui a sauvé ma mère, dit alors avec un fort accent gascon des plus désagréables un jeune homme de dix-sept à dix-huit ans, qui n’était autre que le roi de Navarre, futur roi de France sous le nom d’Henri IV.

Pardaillan plia le genou, selon les usages de l’époque, saisit la main royale du bout de ses doigts et s’inclina sur elle avec une grâce altière qui provoqua l’admiration du personnage placé à côté du roi.

C’était un tout jeune homme aussi, paraissant à peine dix-neuf ans, mais il y avait dans sa physionomie et ses attitudes, on ne sait quoi de chevaleresque et d’imposant qui manquait au Béarnais.

C’était Henri Ier de Bourbon, prince de Condé, cousin d’Henri de Navarre.

Le prince de Condé tendit, lui aussi, la main à Pardaillan; mais au moment où celui-ci s’inclina, il l’attira à lui et l’embrassa cordialement en disant:

– Chevalier, Sa Majesté la reine nous a dit que vous étiez un vrai paladin des vieux âges; faisons donc comme faisaient les paladins quand ils se rencontraient, et embrassons-nous… le roi de Navarre, mon cousin, le permet…

– Monseigneur, dit Pardaillan, qui reconnut à ces derniers mots le jeune prince de Condé, je puis aujourd’hui accepter ce titre de paladin, puisqu’il m’est donné par le digne fils de Louis de Bourbon, c’est-à-dire d’un vaillant preux, le plus vaillant parmi ceux qui sont tombés sur les champs de bataille.

– Bien dit, veïntre-seïnt-gris! s’écria le Béarnais.

Le jeune prince, doucement ému par cet éloge qu’avec un tact et un à-propos charmants, le chevalier donnait à son père mort, au lieu d’essayer de le flatter lui-même, répondit:

– Vous êtes aussi spirituel que brave, monsieur, et j’aurai grand plaisir à vous entretenir.

Le dernier personnage, qui n’avait encore rien dit, félicita à son tour le chevalier, en disant:

– Si l’amitié du vieux d’Andelot peut vous être agréable, elle vous est acquise, jeune homme…

– Le colonel d’Andelot, répondit Pardaillan, se trompe sans doute en m’offrant son amitié; il a voulu dire son exemple et ses leçons; et jamais plus pur exemple de dévouement, de modestie et de bravoure n’aura été proposé à un jeune aventurier comme moi qui a encore tout à apprendre…

– Sauf l’esprit! dit le prince de Condé.

– Et le courage! ajouta le roi. Chevalier, vous êtes un hardi compère et vous me plaisez étrangement. Quant à mon vieux d’Andelot, si vous le croyez bon pour vous être donné en exemple, il l’a été déjà pour nous, n’est-ce pas cousin?

– Sire! murmura le soldat.

– Je sais ce que je dis; et ce n’est pas ma faute s’il n’est pas maréchal; mais je lui donnerai l’épée dorée de connétable.

– Oh! Sire!… vous me confondez! fit d’Andelot, rouge de plaisir.

Et comme Pardaillan était la cause directe de ces belles paroles que venait de prononcer le roi, il en résulta que le vieux soldat tout ému serra à la broyer la main du chevalier et lui glissa à l’oreille:

– Jeune homme, je suis à vous, à la vie à la mort…

– C’est bien, reprit le Béarnais, je te dis que tu seras connétable, comme mon cousin de Condé sera lieutenant général, comme mon vénéré père, l’amiral, sera grand-maître de mon Conseil, comme Téligny sera adjudant général de ma cavalerie, comme Marillac sera le premier de mes gentilshommes du palais… Ventre-saint-gris! Je veux que tant de dévouement reçoive sa récompense, un jour ou l’autre… je ne veux voir que des yeux riants autour de moi, et des visages larges d’une aune… patience, patience… Après la pluie, le beau temps, sandis! Laissez-moi grandir, et vous verrez! En attendant, empochez toujours ça.

Ça, c’était les promesses que le Béarnais venait de distribuer avec une si magnifique libéralité, et surtout avec une si belle humeur et un accent d’astuce gasconne si plaisamment exagérée que tout le monde éclata de rire.

– À la bonne heure! s’écria Henri de Navarre; voilà des figures comme je les aime!… Monsieur le chevalier, que diriez-vous d’un royaume où tout le monde rirait ainsi?

– Je dirais, Sire, que ce royaume aurait le bonheur de posséder un roi de génie.

– Bravo, fit Henri, mais ce n’est peut-être pas tant de génie qu’il faut pour rendre les gens heureux. Un jour, dans mes montagnes du Béarn, je m’en revenais, les chausses déchirées, le pourpoint en lambeaux, tant j’avais fourragé à travers les ronces; je m’étais égaré; j’avais peur, en rentrant, de recevoir la fessée; j’avais faim, j’avais soif; bref, j’étais aussi malheureux que possible, lorsque j’avisai une cabane de bûcheron d’où sortait une chanson si joyeuse que je me dis aussitôt: Là doit demeurer un brave homme. En effet, le bûcheron me fit boire à sa gourde d’une certaine piquette dont je me lèche encore les lèvres quand j’y pense; il me fit manger des pommes et des poires tapées qu’il conservait pour l’hiver; et quand je fus rassasié, il me remit sur mon chemin.

«Sire, me dit-il, voici votre route et voici la mienne. À bien vous revoir, Sire!»

– Je vis alors qu’il m’avait reconnu et je lui demandai:

«Brave homme, je vois que tu es parfaitement heureux, plus heureux que moi; il est vrai que tu n’es pas forcé d’apprendre le grec, comme moi, et que tu n’as pas à redouter la fessée pour avoir été dénicher des chardonnerets; mais comment fais-tu pour être si heureux dans ta cabane?»

«Eh! Sire, me dit-il, je ne savais pas que je fusse si heureux. Mais enfin, puisque heureux je suis d’après vous, je crois que mon bonheur vient de ce que personne ne s’occupe de me vouloir rendre heureux. Je suis perdu au fond de ces bois. On m’ignore. J’ignore donc la corvée, l’impôt, et tout ce qui sert à rendre heureux les gens malgré eux. Tâchez de vous souvenir de cela quand vous régnerez, Sire!» Voilà, dit en terminant le roi de Navarre, ce que me raconta le bon bûcheron. Vous voyez bien qu’il n’y faut pas tant de génie, et qu’en somme il suffit de laisser la paix aux gens parce qu’ils s’arrangent un bonheur… au petit bonheur!…

– Votre anecdote est charmante, Sire, dit le prince de Condé. Mais permettez-moi de la compléter…

– On t’écoute, cousin.

– Il y a près de trois ans, à la bataille de Jarnac, je chargeai près de mon père. Vous savez l’effroyable malheur qui me frappa ce jour-là. Mon père fut pris, et moi je fus entraîné par les nôtres assez loin de là; on m’attacha sur ma selle, parce que je voulais charger tout seul pour délivrer mon père. Dans les mouvements désordonnés que je fis, mon cheval se retourna, et voici alors l’affreux spectacle que j’eus sous les yeux: sous un grand chêne, je distinguai parfaitement mon père; il avait dû être blessé au bras, car un chirurgien était en train de le panser; il était debout; un gros de cavaliers du duc d’Anjou était là, pied à terre; tout à coup, l’un de ces forcenés s’élança, je vis luire un éclair, j’entendis la détonation du pistolet, je vis mon père tomber, la tête fracassée, lâchement assassiné, alors que, prisonnier, il était sous la sauvegarde de ses ennemis.

Le jeune prince de Condé s’arrêta un instant, la gorge serrée par ces souvenirs.

– Je m’évanouis, reprit-il. J’avais alors un peu moins de seize ans, et cette faiblesse eût été excusable même chez un plus vieux routier… Mais avant de m’évanouir, j’avais eu le temps d’entendre un des nôtres s’écrier:

«C’est ce misérable Montesquiou qui vient de tuer le prince!»

– Bon. Si je pleurai, vous le croirez sans peine, car j’adorais mon père. Cependant, au bout de six mois, je songeai que j’avais peut-être autre chose à faire que de pleurer, je pris un congé, et je vins à Paris…

– Ah! ah! fit le roi de Navarre, tu ne nous avais jamais dit ça!

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