– Mais, madame, observa timidement l’espionne, ne m’avez-vous pas dit que la reine de Navarre devait venir ici?
– Oui; je l’espère, du moins… mais garde-toi bien d’en parler. Oublie tout ce que je t’ai dit… Tu sais ce qui attend les malheureux qui me trahissent… Oh! c’est pour te prévenir seulement… j’ai confiance en toi… eh bien, quel mal vois-tu à ce que Jeanne d’Albret vienne ici?
– Au Louvre, madame?
– Oui! au Louvre! J’y compte bien.
– Mais si elle me voit, madame?… Ne vaudrait-il pas mieux, pour Votre Majesté surtout, et puis un peu pour moi aussi, que la reine de Navarre ne me vit point? Si Votre Majesté y consentait, je m’éloignerais pour quelques temps… six mois… un an… d’ailleurs, je pourrais me tenir en correspondance avec vous, madame…
– Tu as raison… il ne faut pas que Jeanne d’Albret te voie!
La joie qu’éprouva l’espionne fut si puissante, qu’elle ferma les yeux pour ne pas montrer cette joie à la reine.
Joie de courte durée! Déjà Catherine continuait:
– Tu ne te montreras donc pas au Louvre. D’ailleurs, pour la mission que je te réserve, il n’est pas nécessaire que tu y paraisses… mais tu ne quitteras point Paris, et nous correspondrons simplement… Tu continueras à habiter ta maison de la rue de la Hache. Tous les soirs, tu me feras parvenir le résultat de tes observations. Voici comment… Tu me suis bien, n’est-ce pas?
– Oui, Majesté! dit Alice avec accablement.
– Tu as vu le nouvel hôtel que je me suis fait bâtir? Tu as vu la tour?… Eh bien, la première ouverture du bas de la tour est presque à hauteur d’homme. Cette ouverture est barrée de deux barreaux; mais il y a place pour passer la main; tous les soirs, tu viendras jeter là tes petites missives; et lorsque j’aurai quelque ordre à te faire parvenir, une main te tendra le billet que tu auras à lire. Tu as bien compris tout cela?
– Oui, Majesté! répéta Alice avec ce même désespoir concentré.
– Très bien. Maintenant, sois attentive. D’abord, je vais t’annoncer une chose. C’est que tu as assez fait pour moi pour que je fasse quelque chose pour toi. Voilà près de six ans, Alice, que je t’emploie à mes desseins, qui sont ceux du roi… ma fille! Dis-toi bien qu’en tout ce que tu as fait, tu as vaillamment accompli ton devoir pour la gloire du roi. Je n’ai eu qu’à me louer de ton zèle et de ton intelligence… Maintenant Alice, tu as assez travaillé… la mission que je t’impose sera la dernière… tu entends bien, la dernière!…
– Votre Majesté dit-elle vrai! s’écria Alice dans un élan de joie.
– Très vrai, mon enfant. Je te jure qu’après ce dernier… service que tu auras rendu à la royauté, tu seras entièrement libre.
– Oh! madame! fit Alice en tremblant.
– Tu seras libre: je t’en fais le serment sur ce Christ qui nous écoute! Mais moi, je ne me considérerai pas comme libre vis-à-vis de toi. Je t’enrichirai, Alice. D’abord, tu peux compter que tu seras inscrite sur la cassette royale pour une pension de douze mille écus. Ensuite, j’ai sept ou huit hôtels dans Paris, tu choisiras celui que tu voudras, et je te le donnerai tout meublé, avec ses chevaux et ses hommes d’armes; ensuite, le jour où tu te marieras, sur ma cassette à moi, tu recevras cent mille livres comptant. Car je compte bien te marier, ajouta la reine en regardant fixement sa fille d’honneur.
Alice, par un prodigieux effort de volonté, parvint à ne témoigner ni approbation ni improbation, et à demeurer très indifférente en apparence devant ce projet.
– Donc, reprit Catherine, complètement rassurée, je te trouve quelque beau gentilhomme qui t’aimera, que tu aimeras… Vous habitez à votre guise Paris ou la province; vous venez ou vous ne venez pas à la Cour; enfin, vous êtes entièrement libres, et toi, ma fille, tu es non seulement libre, mais heureuse, riche, enviée… et tiens, mon enfant, voici les bijoux que tu mettras le jour de ton mariage!
En disant ces mots, Catherine souleva le deuxième compartiment du coffret aux bijoux.
La troisième rangée apparut.
Elle était éblouissante.
Là, maintenu par de légères agrafes d’or, serpentait un collier de diamants vraiment digne d’une souveraine pour un jour de sacre. Aux quatre angles du compartiment, s’emboîtaient quatre bracelets massifs, dont chacun laissait voir une perle grosse presque comme une noisette! Les intervalles des bracelets au collier étaient occupés par des bagues et des pendants d’oreille incrustés de saphirs; enfin, au centre de l’espace occupé par le collier, était placée une agrafe composée de deux monstrueuses émeraudes semblables à deux yeux glauques qui eussent cherché à fasciner la jeune fille.
Alice n’éprouvait qu’une sorte d’horreur pour ces bijoux qui jadis exerçaient sur elle une irrésistible tentation.
Elle jeta un coup d’œil sur cet étalage de somptueux joyaux; les émeraudes, les yeux maudits qui la regardaient avec une funeste ironie la firent frissonner… Mais elle comprit la faute énorme qu’elle avait commise en demeurant indifférente. Elle fit un effort pour retrouver son admiration de jadis et s’écria:
– Oh! madame, il n’est pas possible que vous me destiniez une aussi magnifique récompense…
Et, en elle-même, la malheureuse songea:
«La dernière honte! La dernière infamie! Et après, je serai libre!… libre!… ô mon amant!… ô toi qui m’as régénéré par la douleur, l’amour, le désespoir!…»
Et la reine, de son côté, pensait:
«Hum! qu’a-t-elle donc?… Le troisième compartiment lui-même ne l’émeut pas?… Nous verrons tout à l’heure ce qu’elle dira devant le quatrième et dernier!…»
Alors, elle reprit à demi-voix comme si, dans son cynisme, elle eût éprouvé tout de même quelque embarras.
– Ainsi, c’est convenu, n’est-ce pas? Maintenant, la mission, la voici… Fais-y bien attention, mon enfant, ceci est d’une exceptionnelle gravité… Je t’ai pardonné de n’avoir pas réussi auprès de François de Montmorency… Je ne te pardonnerais pas d’échouer auprès de celui-ci… car c’est d’un homme qu’il s’agit… Il faut, tu m’entends, que cet homme ait en toi une aveugle confiance… que non seulement son cœur, mais son esprit soit à toi… il faut que tu connaisses sa pensée intime… il faut qu’à un moment donné tu puisses me l’amener… où je te dirai… M’as-tu comprise?
– Oui madame, dit Alice avec une certaine fermeté.
– L’homme, reprit la reine d’une voix qui siffla, comme dans le silence des bois sifflent les vipères, l’homme est à Paris; c’est mon ennemi mortel, plus que mon ennemi… c’est une terrible menace vivante pour moi… Je te dirai comment tu pourras le trouver, le rencontrer… car j’ignore où il se cache… mais toi, facilement, avec mes indications, tu le découvriras… Alors, ingénie-toi… trouve, invente, sois prudente comme le serait une Borgia, sois belle comme l’était Diane, sois pudique ou impudique, sois ce que tu voudras, sois un génie!… mais cet homme, il me le faut!
– Son nom! demanda Alice.
– Le comte de Marillac! répondit Catherine de Médicis.
Le nom résonna comme un coup de tonnerre aux oreilles d’Alice de Lux.
La minute qui suivit l’instant où il fut prononcé fut pour elle une de ces inoubliables minutes où l’âme a le vertige, où tout semble s’effondrer dans la conscience, où l’esprit le plus ferme s’envole au hasard de la démence comme un oiseau blessé qui tournoie au souffle de l’ouragan dans les airs en délire…
Livide, agitée d’un tremblement convulsif, cramponnée au dossier d’un fauteuil, elle luttait avec une effroyable énergie, avec une suprême dépense de toutes ses forces pour garder un masque impassible, pour ne pas crier, pour ne pas s’évanouir, pour ne pas provoquer un soupçon.
Mais Catherine, en cet instant, l’avait profondément étudiée… devinée peut-être…
Car elle se leva et marcha sur l’espionne.
Alice la vit venir comme l’oiseau fasciné peut voir venir le reptile qui va le dévorer…
La reine la prit par la main. Elle serra furieusement cette main et d’une voix rauque à force de vouloir demeurer calme:
– Tu connais cet homme? dit-elle.
Un instant, elle eut l’idée de tomber aux pieds de la reine. Elle se retint, et répondit:
– Non!…
Il lui eût été impossible de prononcer une autre parole.
– Et moi, je dis que tu le connais! dit la reine dans un grognement terrible.
Farouche, obstinée, éperdue, cherchant en vain à rassembler une idée, elle ne trouva à répondre que son mot qu’elle jeta dans un spasme:
– Non!…
Catherine demeura une minute penchée sur l’espionne, ses yeux dans ses yeux, la fouillant jusqu’au fond de la conscience.
L’instant fut tragique.
Ces deux têtes, l’une admirable de beauté, mais décomposée par l’angoisse, l’autre violente, sinistre, avec des yeux fulgurants, ces deux têtes qui se touchaient presque, donnaient l’impression exacte du drame que créait le choc de ces deux consciences.