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Sous le regard de Catherine, Alice, vacillante, se ployait en arrière, comme pour fuir une effroyable vision.

La lutte fut terrible et courte.

Alice se renversa, tomba, pantelante, sans que la fascinatrice l’eût touchée.

Catherine mit un genou à terre.

Et sa voix rauque, éraillée, jaillit non comme une question, mais comme une affirmation définitive:

– Tu l’aimes!…

L’espionne rassembla toute son énergie et eut comme la force de murmurer:

– Je ne le connais pas!…

Puis elle s’évanouit.

Catherine tira de son aumônière un flacon de cristal qu’elle déboucha avec précaution. Elle le fit respirer à la jeune fille. L’effet fut immédiat. Une secousse violente galvanisa Alice. Elle ouvrit les yeux. Son visage se couvrit d’une abondante sueur.

– Debout! gronda la reine.

Alice de Lux obéit. Tandis qu’elle se relevait, Catherine reprenait sa place dans son fauteuil.

En même temps, son visage, prodigieusement habile à prendre toutes les expressions, redevenait paisible et serein. Ses yeux s’adoucirent, non degrés, mais en un instant. Un sourire erra sur ses lèvres. Et sa voix se fit caressante:

– Que vous arrive-t-il donc, mon enfant? Êtes-vous à ce point fatiguée? Ou bien, auriez-vous perdu dans ce dernier voyage ces belles qualités d’énergie et de force morale que j’admirais en vous? Voyons, parlez-moi sans crainte… dites-moi toute votre pensée… vous savez bien, au fond, que je vous aime assez pour subir un peu vos caprices…

Elle eut un haussement d’épaules tout affectueux. Elle était d’une admirable bonhomie.

Alice de Lux demeura un instant suspendue entre deux abîmes: la terreur d’une supercherie possible, l’espoir que la reine, par affection, par caprice, par politique peut-être, la ménagerait.

*******

Les juges d’instructions et les gens de police, lorsqu’ils veulent arracher à leur prisonnier l’aveu qui l’enverra au bagne ou à l’échafaud, se livrent à une effroyable besogne qui est une honte pour l’esprit humain. Quels que soient les droits qu’une société a de se défendre, il est de ces sinistres moyens qui font, lorsqu’on y réfléchit, qu’on se prend à rougir d’appartenir à la même espèce animale que le juge d’instruction ou le policier.

Coupable ou innocent, le prévenu est soumis à une torture morale exactement comparable aux tortures physiques de l’Inquisition; et cela est d’une vérité malheureusement incontestable, puisqu’on a vu des innocents avouer tout ce qu’on voulait, afin d’échapper à cette torture.

Ce hideux travail du juge d’instruction ou du policier consiste à faire passer le prévenu, en un laps de temps aussi bref que possible, par des états d’âme aussi antithétiques et aussi violemment opposés que possible. Tel serait, par exemple, le bourgeois aisé, de fortune moyenne, à qui on apprendrait dans le même instant qu’il vient d’hériter de dix millions, puis après la joie puissante, que non seulement il n’hérite pas, mais qu’il est ruiné; il est peu de cerveaux qui résistent à ce double coup. De même, le juge d’instruction fait passer l’âme de son prévenu par des courants contraires: il le pousse au vertige de l’épouvante, lui montre l’échafaud, lui peint la dernière nuit du condamné, le réveil, la marche au couteau, Puis soudainement lui offre la liberté, lui montre les portes de la cellule qui s’ouvrent, l’air pur du dehors, la rentrée dans la famille. Ces violentes oscillations imprimées à une pensée amènent rapidement la folie ou un détraquement qui y ressemble.

Ce travail porte un nom d’argot aussi hideux et ignoble dans sa basse expression que le travail lui-même.

Cela, s’appelle «cuisiner» un prévenu.

Or, le bon jeune homme qui après avoir somnolé sur des livres de droit, après cinq ou six ans de brasserie, après enfin ce qui constitue les études, passe ses examens, et à qui dès lors, l’abominable organisation sociale confère le droit redoutable de l’inquisiteur, ce bon jeune homme, disons-nous, lorsqu’il s’admire de cuisiner son prévenu, doit bien se mettre dans la tête qu’il n’a rien inventé – pas même cela!… Ces affreuses coutumes nous viennent des siècles où la bataille de l’homme contre l’homme était à sa période aiguë. Malédiction sur les sociétés qui perpétuent de pareilles traditions! Honte sur les républiques qui n’osent ou ne veulent pénétrer dans cet antre qui s’appelle un palais de justice et saisir aux cornes ces taureaux d’airain qui s’appellent des juges!… Juges, avocats, avoués, huissiers… toute une formidable machine à broyer le pauvre monde!

*******

C’est à ce travail que se livra Catherine de Médicis. Elle se mit à cuisiner l’espionne. Et la situation d’Alice de Lux était bien celle du prisonnier que nous avons évoqué. Elle était bien la prisonnière de Catherine.

– Voyons, reprit la reine avec son bon sourire, avouez-moi que vous êtes fatiguée… Eh! mon Dieu, je comprends cela, moi! Je vous demandais un dernier service, voilà tout. Si cela dépasse vos forces, ne croyez pas au moins que j’en profite pour rétracter mes promesses. Non, non, Alice, je vous tiens en estime et en affection particulières parmi toutes mes filles d’honneur. Si vous voulez vous reposer dès maintenant, sachez que je tiendrai tout ce que j’ai promis, la dot, le mariage, les écus, les bijoux, tout, ma fille!

Alice étudiait avec une attention passionnée les paroles, le geste, la voix, la physionomie entière de la reine.

Une chose lui paraissait sinon certaine du moins très probable: c’était cette affection de Catherine. Et puis, la reine était vraiment naturelle; il fut impossible à l’espionne de surprendre un indice d’affectation ou d’ironie.

– Oh! madame, s’écria-t-elle en joignant les mains, si Votre Majesté daignait m’y autoriser!…

– T’autoriser? À quoi? Voyons, tâche d’être claire et précise. Tu sais que je n’ai pas de temps à perdre.

Ce mouvement d’impatience bougonne fut, dans l’esprit d’Alice, la preuve de la sincérité de Catherine.

– Eh bien, oui, dit-elle d’une voix tremblante, je suis fatiguée… au-delà de ce que Votre Majesté pourrait supposer. Tout à l’heure, entraînée par le désir de vous plaire, et aussi par la certitude que cet effort serait le dernier, je vous promettais de m’ingénier encore à… séduire la personne… que me désignerait Votre Majesté… mais lorsque je me suis trouvée devant le fait à accomplir… lorsque j’en ai compris l’imminence… j’ai senti toute ma fatigue…

– Ainsi, ce n’était pas le nom de l’homme qui te faisait pâlir? demanda la reine.

Alice se raidit.

– Le nom de cet homme?… mais je l’ai déjà oublié, Majesté!… celui-là ou un autre… qu’importe!

Elle prononça ces paroles avec une véhémence qui eût suffi pour prouver qu’elle mentait, s’il eût été besoin d’une preuve.

– Non, continua-t-elle, ce n’est pas l’homme qui me fait horreur (elle crut avoir trouvé un décisif moyen de dépister la reine), pourquoi me ferait-il horreur? Je ne le connais pas! Et lors même qu’il me ferait horreur, Votre Majesté sait que je passerais outre… Non, madame, c’est la fatigue, la fatigue seule… Oh! j’ai besoin de repos… de solitude… je ne demande rien à Votre Majesté… D’ailleurs, elle m’a déjà comblé de ses bienfaits… je suis riche, j’ai des terres, j’ai deux bénéfices, j’ai des bijoux plus que j’en désire… tout cela, madame, je le donnerais pour être un peu moi-même, pouvoir aller, venir, rire et pleurer à ma guise… surtout pleurer!…

En parlant ainsi, la malheureuse se mit en effet à pleurer.

Catherine hochait doucement la tête.

– Pauvre petite, murmura-t-elle comme à part soi, comme elle a l’air de souffrir! C’est de ma faute, aussi… j’aurais dû m’apercevoir que cette enfant aspirait à une vie de calme…

L’espionne tomba à genoux et sanglota:

– Oui, Majesté! c’est cela… une vie de calme! Votre Majesté est une grande reine!…

– Comment! Tu m’as entendue?

– Que Votre Majesté me pardonne! fit Alice en essayant lamentablement de sourire, elle sait bien que j’ai l’oreille fine et que j’entends tout ce que je veux… Ô ma reine, ayez pitié de moi! Je vous ai fidèlement servie, j’ai mis mon corps et mon âme à votre service… j’ai été loyale, et, je puis bien le dire, j’ai été brave… les intérêts de Votre Majesté m’ont été sacrés… maintenant, je suis à bout de forces…

– Relève-toi donc, interrompit la reine, cela me chagrine de te voir à mes pieds comme une suppliante, comme une… criminelle…

Alice eut l’imperceptible soupçon que Catherine lui préparait un mauvais coup. Mais ce soupçon s’évanouit aussitôt lorsqu’elle entendit la reine continuer:

– Ainsi, c’est ton congé que tu veux, ma petite Alice?

– Si Votre Majesté voulait me l’accorder, dit Alice en se relevant, je lui en serais reconnaissante toute la vie… Je dis bien: reconnaissante. Ce n’est pas un mot… Je veux dire que si la reine avait pitié de moi, je mourrais volontiers pour elle à la première occasion de danger…

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