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– Eh! s’écria Pardaillan en secouant le bras de Guitalens, qui vous dit que le roi va être prévenu dans quelques instants!…

– La lettre!

– Il ne l’aura que ce soir. Mon ami ne doit la porter que ce soir, à huit heures, entendez-vous! Nous avons donc toute une journée devant nous!…

– Fuir?… Mais où fuir?… Je serai rejoint!…

– Non! ne fuyez pas! Arrangez-vous simplement pour que la lettre ne parvienne pas au roi!

– Et comment?

– Un seul homme est capable d’arrêter cette lettre dans sa route: c’est moi. Faites-moi sortir d’ici; dans une heure, je suis chez mon ami, je reprends la lettre, et je la brûle.

Guitalens leva sur Pardaillan des yeux éteints par l’épouvante portée à son paroxysme.

– Et qui me garantit que vous feriez ça? balbutia-t-il.

– Monsieur, s’écria le chevalier, regardez-moi. Je vous jure sur ma tête que si vous me faites sortir, cette lettre ne parviendra pas au roi. Puissé-je être foudroyé si je mens!… Et maintenant, écoutez: ceci est votre dernière chance, je ne vous dirai plus rien: si vous ne me relâchez, le roi que je sauve me fera bien relâcher, lui! Qu’est-ce que je risque? De rester ici un jour, deux jours au plus… Tandis que vous… si vous ne me faites sortir, vous êtes un homme mort… Adieu, monsieur.

Sur ce mot, Pardaillan se retira dans un angle du cachot.

Guitalens demeura quelques minutes effondré sur l’escabeau, faisant d’incroyables efforts pour ressaisir sa pensée vacillante. Le coup qui le frappait était vraiment terrible; il se voyait condamné à mort; et quelle mort! quelque supplice effroyable briserait sans doute son corps avant qu’il ne se balançât au bout de l’une des cordes de Montfaucon!

En cet instant, avec l’étrange vitesse de la pensée, avec l’extraordinaire précision qu’acquiert l’imagination à de certains moments d’angoisse, il reconstitua les supplices auxquels il avait assisté en sa qualité de gouverneur de la grande geôle royale. Il revit les fantômes des malheureux qu’il avait fait attacher au lit de torture, les coins de bois qui s’enfoncent entre les jambes à coups de maillet et qui broient les os, les tenailles chauffées à blanc avec quoi on arrache les mamelles, les pinces qui servent à extirper l’un après l’autre les ongles des dix doigts, l’entonnoir qu’on enfonce dans la bouche du patient et où l’on verse de l’eau jusqu’à ce que le ventre en éclate, les chevaux puissants qui tirent dans quatre directions différentes les membres des parricides… et la mise en scène funèbre de ces spectacles hideux, la foule avide qui ondule et trépigne autour du condamné, les cierges qui brûlent, les psalmodies des moines…

Il revit tout cela!

Et que lui ferait-on, à lui! à lui, régicide!

Une épouvante sans nom s’empara de lui. Il faut dire que Guitalens n’était pas plus attaché à Henri de Guise qu’il voulait faire couronner qu’à Charles IX qu’il voulait détrôner. Semblable à tous ceux qui conspirent non pour un changement d’état social, non pour une idée, mais pour un changement de personnel gouvernemental, pour des hommes, l’ambition seule l’avait décidé à risquer l’aventure.

Et maintenant, devant la mort, devant le supplice inévitable, il maudissait cette ambition.

Il eût donné tout au monde pour n’être que l’un de ces humbles geôliers qu’il rudoyait tous les jours, ou même l’un de ces prisonniers dont il avait la garde.

Il tourna vers Pardaillan un œil mourant et le vit tranquille, indifférent, comme l’homme sûr de lui.

Alors, il songea que les gardes et les geôliers qu’il avait laissés dans le corridor allaient s’étonner de sa longue entrevue avec un prisonnier, le soupçonner peut-être!

Et pourtant, il ne se décidait pas. Sa volonté était paralysée. Il lui semblait que jamais il ne pourrait se lever de cet escabeau.

Soudain, un bruit sonore, triste, avec un tintement prolongé, retentit dans le corridor.

Guitalens se redressa, les yeux exorbités, les cheveux hérissés, avec un gémissement sur ses lèvres tordues, avec cette effrayante pensée:

«Je suis découvert… on vient me chercher!…»

Cependant, le silence, de nouveau, pesa sur cette scène de drame qui se déchaînait dans une conscience humaine.

On ne venait pas chercher Guitalens. Il n’était pas découvert.

Simplement, un geôlier avait laissé tomber son trousseau de clefs sur les dalles du corridor.

Pardaillan, qui affectait une belle indifférence tranquille, avait suivi du coin de l’œil sur la physionomie de Guitalens les progrès de la terreur et de l’angoisse.

Il attendait avec une profonde anxiété l’aboutissement fatal de la scène.

Ou Guitalens aurait assez peur pour le mettre en liberté.

Ou cette même peur, poussée au paroxysme, le paralyserait.

«En ce dernier cas, songeait-il, je suis un homme perdu. Si, dans cinq minutes, cet homme n’est pas convaincu qu’il ne peut se sauver qu’en me sauvant, il va rentrer chez lui et attendre les événements. Il tremblera huit jours, quinze jours, un mois… puis, quand il verra que j’ai menti, que je ne l’ai pas dénoncé, ou même quand il se dira que, l’ayant dénoncé, le chien a pu perdre le papier révélateur, alors il reprendra courage et se vengera: je serai jeté dans quelque souterrain qui deviendra une tombe!»

La chute des clefs le fit violemment tressaillir, lui aussi.

Et il allait marcher sur Guitalens, se livrer à quelque tentative désespérée, lorsqu’il vit le gouverneur se redresser et, tout trébuchant, s’approcher de lui.

Guitalens claquait des dents.

– Jurez-moi, bégaya-t-il, jurez-moi… sur le Christ… sur l’Évangile… que vous arriverez à temps… pour reprendre la lettre…

– Je jurerai tout ce que vous voudrez, fit Pardaillan d’une voix très calme, mais je vous ferai observer que le temps passe… vos gardes eux-mêmes vont s’étonner…

– C’est vrai! fit Guitalens en essuyant son front couvert de sueur.

– Eh bien?…

Une dernière lutte se livra dans l’esprit du gouverneur. Pardaillan bouillonnait d’impatience. Mais ses traits n’en demeuraient que plus rigides.

– Au surplus, dit alors le chevalier, peut-être vaut-il mieux que les choses suivent leur cours naturel… mon ami recevra la lettre, il la donnera au roi, je serai délivré… et quant à vous, sans aucun doute, vous ne serez pas embarrassé pour vous disculper…

– Monsieur, dit Guitalens d’une voix sourde, dans une demi-heure, vous serez dehors.

Pardaillan eut assez de puissance sur lui-même pour commander à son visage de n’exprimer qu’une joie de politesse.

– Comme vous voudrez! répondit-il.

Guitalens leva les bras vers la voûte, comme pour implorer l’assistance divine. En effet, les traîtres dans le genre de Guitalens ont fabriqué un Dieu très commode qui arrive toujours à point dans leurs discours et leurs gestes pour se faire leur complice.

Puis, satisfait sans doute d’avoir mis Dieu de son côté par ce simple geste, il ouvrit la porte, rappela les gardes et, devant eux, se tourna vers le prisonnier.

– Monsieur! dit-il, votre secret vaut en effet la peine d’être transmis à Sa Majesté. Je ne doute pas de la reconnaissance du roi, et j’espère que dans peu d’instants, je pourrai vous ouvrir moi-même les portes de cette Bastille.

Le geôlier de Pardaillan demeura stupéfait.

– Je vous l’avais bien dit! fit le chevalier en souriant.

– Ma foi! je vous avais cru fou, dit le geôlier; mais maintenant…

– Maintenant?

– Je vous crois sorcier!

Le gouverneur, en toute hâte, fit atteler son carrosse et y monta en disant à voix haute qu’il se rendait au Louvre. Il s’y rendit en effet et y demeura juste le temps nécessaire pour que ses gens pussent croire qu’il avait parlé au roi.

Au bout non pas d’une demi-heure comme il l’avait dit, mais d’une heure, il était de retour et s’écriait devant quelques officiers:

– Ah! c’est un bien grand service que cet homme rend à Sa Majesté! Mais, messieurs, silence absolu sur tout ceci. Il y va de votre emploi, et peut-être de votre liberté. Affaire d’État.

Les officiers frissonnèrent.

Affaire d’État était un mot magique capable de bâillonner les plus bavards.

Guitalens, séance tenante, se rendit à la prison de Pardaillan.

– Monsieur, lui dit-il, je suis heureux de vous annoncer qu’en raison du service que vous lui rendez Sa Majesté vous fait grâce…

– J’en étais sûr!… fit Pardaillan en s’inclinant.

Cinq minutes plus tard, le chevalier était dehors. Le gouverneur l’avait escorté jusqu’au pont-levis, honneur qui prouvait à tous en quelle estime il tenait son ancien prisonnier. Au moment où Pardaillan allait s’éloigner, Guitalens lui serra la main d’une façon significative.

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