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– Eh bien, vous y êtes! fit Pardaillan en s’installant dans le fauteuil.

– Comment, j’y suis! bégaya Landry Grégoire qui fut pris d’un pressentiment douloureux.

– Mais oui, j’ai changé de logis: à partir de ce soir, je m’installe ici.

Maître Grégoire devint cramoisi, comme s’il allait avoir une attaque d’apoplexie.

– Monsieur, dit-il en puisant dans la conscience de son droit l’énergie nécessaire, je venais vous dire qu’il m’est impossible de continuer à vous loger dans le cabinet noir…

– Vous voyez bien! Nous sommes d’accord, observa le chevalier avec un grand sang-froid.

– À plus forte raison, poursuivit Grégoire exaspéré, ne puis-je vous céder cette chambre qui vaut ses cinquante écus par an. Il est temps que je parle, monsieur le chevalier… Lorsque monsieur votre père me fit l’honneur de venir loger chez moi, voici deux ans de cela, il promit de me payer régulièrement. Je patientai six mois, c’est-à-dire cinq mois de plus que n’eût fait aucun de mes confrères…

– Ceci vous honore grandement, maître Landry.

– Oui, mais cela ne m’enrichit guère! Au bout de six mois, donc, n’ayant pas encore reçu un denier, je me présentai à monsieur votre père, et le priai de me payer l’arriéré…

– Et que fit mon vénérable père? Il vous paya, je pense?

– Il me rossa, monsieur! dit Landry avec une majestueuse indignation.

– Et dès lors, vous fûtes convaincu de l’impertinence qu’il y a à réclamer de l’argent à un honorable gentilhomme?

– Oui, monsieur, dit simplement le maître de la Devinière . Mais je dois dire que monsieur votre père me rendait quelques services. Il protégeait ma rôtisserie, et n’avait pas son pareil pour prendre un ivrogne par les reins et le jeter à la rue.

– En ce cas, c’est vous qui lui redevez, maître Landry. N’importe, je vous fais crédit.

Landry, qui était déjà cramoisi, devint violet. Il souffla pendant deux minutes. Puis il reprit:

– Trêve de plaisanterie, monsieur.

– Que voulez-vous donc? Expliquez-vous, que diable!

– Monsieur, je veux que vous vous en alliez, à moins que vous ne puissiez me payer les deux ans d’arriérés que vous me devez, vous et monsieur votre père!

– Est-ce votre dernier mot, maître? fit paisiblement Pardaillan.

Enhardi par la douceur du jeune homme, l’aubergiste répondit avec énergie:

– Mon dernier mot. J’entends que dès demain le cabinet soit libre!

Tranquillement, le chevalier passa dans son logis, prit dans un coin un bâton court, le même qui avait servi à son père, saisit Landry par l’une des courtes nageoires qui lui servaient de bras, leva le bâton et le laissa retomber sur l’échine de l’aubergiste.

– Un bon fils doit imiter les vertus de son père, dit-il; mon père vous a rossé: mon devoir est de vous rosser!…

Et Pardaillan se mit, en effet, à rosser maître Grégoire avec une conscience qui prouvait qu’il ne savait rien faire à demi. L’aubergiste poussa des hurlements effroyables, et ses clameurs retentirent dans toute la maison.

Bientôt sa femme accourut, et derrière elle les garçons, les servantes, armés de lardoires, de balais, criant, vociférant: «Au feu! Au meurtre! Au truand!» et autres appels semblables qui ne dérangeaient personne, vu leur fréquence.

Les voisins supposèrent qu’on tuait un huguenot, voilà tout. Mais les gens de la maison ne s’y trompèrent pas.

En un instant, la chambre fut envahie par les domestiques.

Alors, Pardaillan poussa le malheureux Grégoire vers la fenêtre qu’il ouvrit toute grande, le saisit, le harponna solidement, le passa à travers la fenêtre, et, les bras tendus, le tint suspendu dans le vide.

– Dehors, vous autres! dit-il de sa voix calme et mordante, dehors, ou je le laisse tomber!…

– Allez-vous-en!… allez-vous-en!… gémit l’aubergiste plus mort que vif.

Il y eut une retraite précipitée des domestiques. Seule, Mme Landry demeura, et il faut dire qu’elle ne semblait pas effarée outre mesure de la périlleuse situation où se trouvait, son mari.

– Grâce, monsieur le chevalier! murmura Landry d’une voix éteinte.

– Nous sommes d’accord, n’est-ce pas? Plus de ces demandes intempestives?…

– Jamais! Jamais!

– Et je pourrai habiter cette chambre?

– Oui, oui!… Mais rentrez-moi, pour l’amour de la Vierge!… Je meurs!…

Le chevalier, sans se presser, réintégra l’aubergiste dans la chambre, et l’assit presque évanoui dans le fauteuil où Mme Landry s’empressa de lui bassiner les tempes avec du vinaigre.

– Ah! monsieur le chevalier, dit-elle avec un regard qui n’avait rien de trop sévère, quelle peur vous m’avez faite! Si pourtant vous aviez laissé tomber le pauvre cher homme… Il se fût tué sur le coup…

– Impossible…

– Sans aucun doute, mon cher! Vous fussiez tombé sur le ventre et vous eussiez rebondi sans vous faire mal, comme la balle d’une fronde…

Landry fut tellement stupéfait de l’explication qu’il acheva de s’évanouir.

Lorsqu’il revint à lui, il eut avec le chevalier de Pardaillan une explication, à la suite de laquelle il fut convenu que la belle chambre demeurerait le logis du jeune homme, et que même il pourrait prendre ses repas du soir dans la rôtisserie, à condition qu’il continuât le genre de services qu’avait rendus son père.

Ce à quoi le chevalier s’engagea d’honneur.

Et ce fut ainsi que la paix fut signée entre maître Landry Grégoire et l’aventurier.

Nous avons donc expliqué comment il se faisait que, si pauvre, Pardaillan fût logé, et bien logé, dans une des meilleures auberges de Paris. Ayant raconté comment il avait hérité de Giboulée, comment il avait acquis Pipeau et conquis son logis, il nous reste à dire comment il était devenu le maître de Galaor.

Un soir, le chevalier de Pardaillan sortait d’un bouge de la rue des Francs-Bourgeois où il venait de boire avec quelques truands de ses amis force mesure d’hypocras. Il était à peu près ivre. C’est-à-dire que sa fine moustache se hérissait plus que jamais, et que Giboulée en bataille derrière les mollets occupait toute la largeur de l’étroite rue. Il chantait un sonnet à la mode, que maître Ronsard [4] avait fait, disait-on, pour une puissante princesse.

Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle

Assise au coin du feu, devisant et filant,

Direz, chantant mes vers, et vous émerveillant:

– «Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle!…»

– Par Pilate et Barabbas! grommela le chevalier en débouchant dans la rue de la Tixeranderie. Est-ce que, vraiment, je serai amoureux?… Hum! méfie-toi des femmes!… Oh! les sages conseils de M. de Pardaillan, mon père, où êtes-vous?…

Et il entama d’une belle voix juste et chaude le deuxième quatrain du tant joli sonnet:

Lors, vous n’aurez servante oyant cette merveille

Déjà sous le labeur à demi sommeillant,

Qui, au bruit de mon nom ne s’aille réveillant,

Bénissant votre nom de louange immortelle.

– Leurs cheveux fins sont comme des couleuvres qui étouffent! continua Pardaillan à demi-voix. Leur sourire empoisonne. Tudiable! et leurs yeux?… Ah! ses yeux, à elle!… Méfie-toi des femmes!…

Et les deux tercets – ou tiercets, comme on disait alors – s’envolèrent en un rythme à la fois ironique et mélancolique:

Je serai sous la terre, et, fantôme sans os,

Par les ombres myrteux je prendrai mon repos,

Vous serez au foyer une vieille accroupie,

Regrettant mon amour et votre fier dédain!

Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain:

Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie!…

– Hum! puissé-je être étripé si ce n’est là la plus jolie chute de sonnet qui soit jamais!…

– Au meurtre! au truand! cria une voix dans le lointain.

– Holà! fit Pardaillan, voilà un monsieur qui m’a tout l’air de s’en aller prendre son repos par les ombres myrteux!…

– À l’aide! Au guet! clama la voix – une voix de vieillard, semblait-il.

– Or çà, disait Pardaillan, les cris viennent de la rue Saint-Antoine: d’après les conseils de mon père, je dois tourner les talons et gagner la Devinière . Ainsi fais-je, il me semble!

Dès le premier appel, le jeune chevalier s’était d’ailleurs mis à courir avec la souplesse et l’agilité d’un homme qui a passé son adolescence à grimper aux arbres, à escalader les rochers, à traverser les torrents à la nage, et qui, plus d’une fois, avait dû demander son salut à ses jambes, devant quelque ennemi trop nombreux.

[4] Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène , XLIII (second livre).


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