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– Eh bien, je fis la sottise de prêter l’oreille à je ne sais quelle absurde voix qui murmurait je ne sais plus trop quoi dans mon cœur. Bref, je rendis l’enfant! Et criminel jusqu’au bout, j’offris le diamant à la mère. Résultat: seize nouvelles années de vie errante pour moi – et pour vous, la misère!…

– Le nom de cette mère? Le nom du maître qui vous donnait de ces commissions?…

– Le secret n’est pas à moi, mon fils… Je continue. Grâce à ce crime, vous êtes pauvre comme Job ne le fut jamais. Là, d’ailleurs, s’arrête votre ressemblance avec ce saint homme si pieux, si continent, si chaste.

Jean rougit un peu. M. de Pardaillan père, après une minute de rêverie, continua:

– Maintenant, chevalier, écoutez ce que j’avais à vous dire… Écoutez, s’il vous plaît, de tout votre cœur, et recueillez l’héritage de mes bons et loyaux conseils… Les voici…

Jean ouvrit ses oreilles toutes grandes et s’apprêta à recueillir pieusement ce qu’il considérait dès lors comme l’héritage paternel.

– Premièrement, dit le vieux routier, méfiez-vous des hommes. Il n’en est pas un qui vaille beaucoup plus que la vieille corde qui devrait le pendre. Si vous voyez quelqu’un se noyer, tirez-lui votre chapeau et passez. Si vous apercevez des truands qui attaquent un bourgeois à un coin de rue, tirez sur l’autre coin. Si quelqu’un se dit votre ami, demandez-vous aussitôt quel mal il vous souhaite. Si un homme déclare qu’il vous veut du bien, mettez une cotte de mailles. Si on vous appelle à l’aide, bouchez-vous les deux oreilles… Me promettez-vous de ne pas oublier ces paroles?

– Je vous le promets, monsieur… Ensuite?

– Deuxièmement, méfiez-vous des femmes. La plus douce cache une furie. Leurs cheveux fins sont des serpents qui enlacent et étouffent. Leurs yeux poignardent. Leur sourire empoisonne. Vous m’entendez bien, mon fils? Ayez des femmes tant qu’il vous plaira. Bâti comme vous l’êtes, vous n’en manquerez pas. Mais ne vous donnez à aucune, si vous ne voulez flétrir votre vie, si vous ne voulez périr accablé par les mensonges et les trahisons. Méfiez-vous des femmes, chevalier!

– Je vous le promets, monsieur. Ensuite?…

– Troisièmement, méfiez-vous de vous-même. Ah! surtout de vous-même! Écartez violemment dès le début de votre vie, les mauvais conseils de miséricorde, d’amour et de pitié, tous les pièges que votre cœur ne manquera pas de vous tendre. C’est l’affaire de quelques années. Très facilement, avec un peu de bonne volonté, vous deviendrez comme les autres hommes: dur, impitoyable, égoïste, et alors vous serez solidement armé. M’avez-vous bien entendu?

– Oui, mon père, et je vous promets de m’exercer de mon mieux.

– Bon! Je pars donc tranquille. Je vous laisse Giboulée, ajouta Pardaillan, qui jeta un regard caressant sur une longue rapière accrochée au mur.

Il la prit et ceignit lui-même le cuir verni autour des reins de son fils.

– Là! Vous voilà chevalier pour de bon, maintenant!

Et avec le ton d’un roi armant un chevalier, il prononça la formule, mais en la modifiant ainsi:

– Soyez fort contre vous-même, fort contre les femmes, fort contre les hommes! Giboulée vous aidera. C’est un ami qui ne trahira pas, une maîtresse à jamais fidèle… Adieu, mon fils, adieu…

– Mon père! Mon père! s’écria Jean hors de lui, le nom de cette mère à qui vous avez rendu sa fille! Le nom de votre ancien maître!…

– Chevalier, dit gravement le vieux routier, ce n’est pas mon secret, vous dis-je!

Jean comprit que la résolution de son père était immuable.

Il n’insista donc pas et se contenta d’accompagner le vieux routier jusqu’au-dehors de Paris, lui à pied, M. de Pardaillan père à cheval.

Quand ils furent arrivés loin de Paris, au village de Montmartre, Pardaillan mit pied à terre, embrassa son fils en le serrant tendrement sur sa poitrine, puis, se remettant en selle, s’éloigna au galop…

Jean pleura beaucoup, et, le chagrin l’emportant, oublia très vite ce détail de ces deux noms que son père avait emportés avec lui, au loin.

Ce fut ainsi qu’il demeura seul au monde, et qu’il acquit Giboulée.

Une quinzaine de jours après le départ de son père, le chevalier de Pardaillan se promenait un soir, tout mélancolique, sur les bords de la Seine, lorsqu’il vit une bande de gamins lier les pattes à un pauvre chien avec l’intention évidente de le noyer.

Fondre sur la bande, la disperser à coups de taloches, délier la malheureuse bête fut, pour le chevalier, l’affaire d’un instant.

«Bon! pensa-t-il, monsieur mon père m’a recommandé de laisser se noyer les hommes, mais non les chiens. Je ne lui désobéis donc pas…»

Inutile d’ajouter que l’animal ainsi sauvé s’attacha à son libérateur et le suivit pas à pas lorsqu’il s’en alla.

Pardaillan, qui avait déjà beaucoup de mal à se nourrir lui-même, voulut le renvoyer. Mais le chien se coucha à ses pieds, les pattes croisées l’une sur l’autre, et le regarda avec des yeux si bons et si implorants que le chevalier l’emmena à l’auberge de la Devinière .

Au bout de trois mois, Pardaillan connaissait le fort et le faible de son chien.

Il l’avait appelé Pipeau.

Pourquoi Pipeau? Nous l’ignorons. Nous nous sommes engagé à raconter une histoire, mais non à rechercher l’étymologie des noms de tous nos personnages.

Pipeau était un chien berger à poil roux ébouriffé, ni beau ni laid, mais d’une jolie ligne, et surtout admirable par l’intelligence et la mansuétude de ses yeux bruns. Il possédait une mâchoire à briser du fer; il était un peu fou, aimait à courir frénétiquement aux moineaux, fonçant tête baissée, renversant tout sur son passage, et l’air très étonné, quand il s’arrêtait, que les moineaux ne l’eussent pas attendu.

C’était un chien gourmand, voleur, pipeur, paillard et menteur – cette dernière épithète ne surprendra personne, car chacun sait que le chiens parlent et il ne s’agit que de savoir les comprendre -, mais Pipeau, parmi tant de défauts, possédait une qualité; il était brave; et quant au dévouement, c’était la perle des chiens, c’est-à-dire des êtres les plus dévoués de la création.

Le soir où il rentra à l’auberge accompagné de Pipeau, c’est-à-dire une quinzaine après le départ si étrange de son père, Pardaillan monta tristement à son pauvre cabinet noir et jeta un regard navré sur la tristesse de ce gîte sans air et sans lumière.

– Il n’est pas possible, grommela-t-il, que j’habite plus longtemps ce taudis. J’y mourrais, maintenant que M. de Pardaillan n’est plus là pour l’égayer. Par Pilate et Barabbas, comme disait mon père! il me faut une chambre logeable. Oui, mais où la trouver?

Comme il réfléchissait ainsi, il s’aperçut que la porte qui faisait vis-à-vis à la sienne était entrouverte.

Il y alla aussitôt, la poussa doucement, et passa la tête. Il n’y avait personne dans la chambre, belle grande pièce, ornée d’un bon lit, de plusieurs chaises, et même d’une table, d’un fauteuil.

«Voilà mon affaire!» se dit Pardaillan.

Il ouvrit la fenêtre: elle donnait sur la rue Saint-Denis.

«Vue agréable, continua Pardaillan, saine et capable d’inspirer de bonnes idées.»

Il allait retirer sa tête lorsque, ses yeux s’étant portés sur la maison d’en face, plus basse que l’hôtellerie, il vit, à une fenêtre qui s’ouvrait sur le toit de cette maison, un objet qui lui arracha un cri de surprise et d’admiration: c’était une tête de jeune fille, si belle, avec ses cheveux d’un blond d’or, et l’air si doux, si candide et si fier que Pardaillan crut avoir entrevu un être paradisiaque. Et que fut-ce lorsque, au bout de quelques instants, il reconnut une jeune fille rencontrée plusieurs fois dans la rue Saint-Denis!…

Au cri qu’il avait poussé, elle leva la tête, rougit, ferma la fenêtre et disparut.

Mais Pardaillan demeura une heure à la même place, et il y fût demeuré plus longtemps encore si une voix ne l’avait subitement arraché à sa contemplation. Il se retourna en fronçant le sourcil et se vit en présence de maître Landry Grégoire, successeur de son père, propriétaire actuel de l’hôtellerie de la Devinière .

Maître Landry avait été dans son enfance un être chétif et si court sur jambes que les clients de la rôtisserie l’avaient surnommé Landry Cul de Lampe. Au fur et à mesure qu’il avait avancé en âge, au lieu de pousser en hauteur, il s’était développé en largeur. Il avait gagné en rotondité ce que les autres gagnent en taille. Il en était résulté que vers la quarantaine, c’est-à-dire vers l’époque où nous le présentons à nos lecteurs, maître Landry apparaissait au regard étonné comme une sorte de boule placée en équilibre sur deux masses charnues et surmontée d’une tête en pain de sucre percée de deux petits yeux craintifs, méfiants, fouilleurs et sournois.

– Je venais justement chez vous, monsieur le chevalier, dit maître Landry en faisant des efforts inutiles pour s’incliner.

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