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– Soyez le bienvenu dans cette maison, monsieur le comte! finit-il par dire d’une voix altérée.

Marillac, bouleversé lui-même par une indicible émotion, ne remarqua pas le trouble qui agitait l’astrologue. Il se contenta de s’incliner, et comme Ruggieri lui faisait un signe, il le suivit d’un pas ferme.

Arrivé au premier étage, Ruggieri poussa une porte et s’effaça pour laisser passer le comte le premier.

Marillac eut un rapide regard autour de lui; ce regard se reporta sur les mains de Ruggieri.

– Ne craignez rien, monsieur, dit l’astrologue en pâlissant du soupçon qu’il devinait chez son fils.

Celui-ci eut un haussement d’épaules désespéré; il passa, et aussitôt il se vit en présence de la reine Catherine qu’il vit assise dans son fauteuil.

– Ma mère! songea le jeune homme qui dévora la reine d’un ardent regard.

– Voilà donc mon fils! pensa la reine qui immobilisa son visage et prit une physionomie glacée.

Le comte palpitait.

Il attendait on ne sait quoi, peut-être un mot, un tressaillement, pour laisser éclater les sentiments qui gonflaient son cœur.

Un geste, peut-être, eût suffi pour qu’il tombât aux genoux de la reine et saisît sa main pour la baiser.

– Monsieur, dit froidement Catherine, je ne sais si vous me reconnaissez…

– Vous êtes… dit Marillac emporté par l’irrésistible besoin de passion filiale qui germait en lui.

Il allait crier:

– Vous êtes ma mère…

– Eh bien? interrogea Catherine dont le cœur à cet instant battit sourdement.

– Je reconnais Votre Majesté, reprit le comte, vous êtes la mère… du roi Charles IX de France…

– Vous m’avez donc déjà vue?

– Oui, madame. J’ai eu l’honneur d’apercevoir Votre Majesté à Blois.

– Bien, monsieur. Je vais vous parler en toute franchise. J’ai su que vous étiez à Paris; ce que vous y êtes venu faire, quelles personnes vous y avez accompagnées, je ne veux pas le savoir… Je sais seulement que le comte de Marillac est un ami fidèle de notre cousine d’Albret; je sais que la reine Jeanne a en vous une confiance sans borne; et comme je veux parler à cette grande reine à cœur ouvert, j’ai pensé que vous lui seriez un messager agréable…

Pendant que la reine parlait, Marillac la contemplait avec une ardente curiosité. L’indescriptible, la complexe émotion qu’il éprouvait, faite de mille émotions, le triple sentiment aigu que cette femme était sa mère, que cette mère était la reine la plus puissante du monde chrétien, que cette reine le ferait assassiner si elle soupçonnait qu’il se savait son fils, oui, cet état d’âme exceptionnel par ses causes et sa violence, dégagea de lui une électricité véritable, un fluide émotif qui se communiqua a Catherine.

Étonnée de ce regard qui pesait sur elle, de cette étrange pâleur qui s’étendait sur le visage du comte, elle s’arrêta frémissante, et il y eut quelques instants de silence, pendant lesquels Catherine, convulsée de haine et d’effroi, eut la sensation très nette que cet homme allait lui dire:

– Madame ma mère, dites-moi pourquoi vous m’avez abandonné!…

Tout ce choc de doutes, de soupçons, de désespoir, s’opéra dans le monde invisible des pensées.

Et l’orage qui se formait s’évanouit, se dissipa, lorsque le comte, faisant un effort sur lui-même, prit une attitude de respectueuse attente et répondit d’une voix très calme aux paroles que venait de prononcer la reine:

– J’attends les communications dont Votre Majesté veut bien me charger, et j’ose vous assurer, madame, qu’elles seront fidèlement transmises à ma reine…

– Il ne sait rien! pensa Catherine, qui eut un soupir de soulagement. Et comment saurait-il, d’ailleurs… Suis-je folle d’avoir de pareilles imaginations…

La certitude de la sécurité absolue rasséréna son visage. Selon son attitude favorite, elle s’accouda au bras du fauteuil, le menton dans sa main, et son regard, qui ne quitta pas une seconde le comte, parut se perdre dans le vague.

– Ce que j’ai à vous dire, reprit-elle de cette voix chantante où elle savait, quand il le fallait, mettre toute la musique des inflexions italiennes, est d’une extrême gravité. Cela demande quelques préliminaires. D’abord, comte, ne vous étonnez pas que je vous reçoive ici, la nuit, en présence d’un seul ami fidèle, au lieu de vous recevoir au Louvre, en plein jour, en présence de la cour. Il y a à cela deux motifs, le premier, le plus essentiel, c’est que tout le monde, excepté moi, ignore votre présence à Paris et celle de certains personnages. Je ne veux pas les livrer, je ne veux pas vous livrer à d’aveugles haines de parti… Le deuxième, c’est que toute la négociation dont je vous charge doit demeurer secrète…

Le comte s’inclina. Pourtant, il avait tressailli lorsque la reine avait assuré qu’elle ne voulait pas le livrer. Oh! si elle n’était pas la femme perverse qu’il croyait!… s’il pouvait l’aimer de loin, puisqu’il ne pouvait l’aimer ouvertement!

– Ensuite, continua la reine, je dois vous expliquer pourquoi je vous ai choisi de préférence à tout autre… J’eusse pu charger un de mes gentilshommes de cette mission, ou l’un de ceux du roi. Dieu merci, la cour de France possède assez de hauts personnages pour traiter avec Jeanne d’Albret… J’eusse pu, même, prier d’Andelot, le vieux capitaine d’Henri de Béarn, de me venir trouver. Je vais plus loin, et je suppose que l’amiral Coligny se fût trouvé honoré d’une pareille ambassade. Enfin, pour vous dire toute ma pensée, je crois que je ne me fusse pas adressée en vain au prince de Condé. Et à défaut de ces députés, c’est au roi de Navarre lui-même que j’eusse demandé d’être mon interprète!

Marillac qui n’avait rien redouté pour lui-même trembla lorsqu’il entendit nommer l’un après l’autre les personnages qui étaient secrètement rassemblés rue de Béthisy. La reine ne disait pas qu’elle ne les savait pas à Paris. Mais elle prononçait leurs noms avec une habile gradation, comme si elle eût voulu, d’échelon en échelon, faire monter Marillac au faîte de la terreur.

Elle comprit qu’elle avait atteint son but. Sa satisfaction se traduisit par un mince sourire, et ce sourire surpris par Déodat le glaça, toute son émotion filiale évanouie du coup; il n’y eut plus en lui que l’ami fidèle de Jeanne d’Albret, le compagnon des jeux et des guerres – autres jeux – d’Henri de Béarn.

– Oui, comte, reprenait déjà Catherine de Médicis, c’est vous seul que j’ai voulu charger des intérêts d’un État tout puissant; c’est en vos seules mains que j’ai voulu placer le salut des deux royaumes; enfin, je vous confie la solution de la redoutable querelle qui, hélas, a déjà coûté tant de sang aux hommes, tant de larmes aux mères… et je ne suis pas seulement reine; moi aussi, je suis mère!

Cette parole d’une incroyable imprudence en un tel moment provoqua chez Déodat – chez le fils! – une prodigieuse explosion de douleur intérieure. Ce sentiment fut si violent que le comte devint livide, ses jambes se dérobèrent sous lui et il fut tombé s’il ne se fût appuyé au dossier d’une chaise. Catherine, toute à sa pensée, ne s’aperçut de rien. Mais Ruggieri avait vu, lui…

– Vous souffrez, monsieur, s’écria-t-il.

– Naturellement, dit froidement le comte qui, d’un énergique effort, reprit son calme.

La reine lui jeta un regard aigu et ne vit rien d’anormal en lui. Elle eut un imperceptible haussement d’épaules à l’adresse de Ruggieri…

Nous avons dit que l’astrologue avait vu la douleur peinte sur le visage de son fils.

Cette douleur avait coïncidé avec ce mot de Catherine: Moi aussi, je suis mère!…

Ajoutons donc tout de suite: Ruggieri avait compris!…

«Il sait!…» rugit-il au fond de lui-même.

Et plus passionnément que jamais, il se mit à étudier sur la physionomie de Déodat les reflets des sentiments qui tour à tour l’agitaient, et qui s’y succédaient rapidement, comme les images des nuées qui passent se succèdent sur le miroir d’un étang…

– Je vous disais tout à l’heure, continua la reine, que je vous ai choisi parce que je sais combien Jeanne d’Albret vous aime. Ceci est insuffisant, monsieur. Je dirai plus: ce n’est qu’un prétexte pour la reine de Navarre… Je dois vous dire que je vous ai cherché, que je vous ai choisi parce que j’ai des vues sur vous…

– Des vues sur moi! s’écria le comte avec une profonde amertume dont Ruggieri saisit le sens. Aurais-je donc l’honneur d’être déjà connu de Votre Majesté?…

Un sourire livide glissa sur les lèvres de la reine lorsqu’elle répondit.

– Oui, monsieur, je vous connais… et même depuis beaucoup plus de temps que vous ne pouvez supposer…

– J’attends que Votre Majesté m’expose ses vues, dit Marillac d’une voix altérée.

– Tout à l’heure, comte. Pour le moment, je dois vous indiquer les propositions fermes et franches qu’en toute loyauté je vous charge de faire parvenir à ma cousine d’Albret. Veuillez m’écouter attentivement et noter chaque article dans votre mémoire. Ainsi, j’aurai tout fait pour la paix du monde et si quelque terrible calamité frappe le royaume, je n’en serai responsable ni devant Dieu, ni devant les rois de la terre.

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