Catherine parut se recueillir quelques instants; puis elle dit:
– À tort ou à raison, je suis considérée comme représentant le parti de la messe; à tort ou à raison aussi, Jeanne d’Albret est considérée comme représentant la religion nouvelle. Voici donc ce que je lui propose: une paix durable et définitive; le droit pour les réformés d’entretenir un prêtre et d’élever un temple dans les principales villes; trois temples à Paris et la liberté assurée pour l’exercice de leur culte; dix places fortes choisies par la reine de Navarre à titre de refuge et de garantie; vingt emplois à la cour réservés aux religionnaires; le droit pour eux de professer en chaire leur théologie; le droit d’accession à tous emplois aussi bien qu’aux catholiques… Que pensez-vous de ces conditions, monsieur le comte? Je vous demande votre avis personnel.
– Madame, dit Marillac, je pense que si elles étaient observées, les guerres de religion seraient à jamais éteintes.
– Bien. Voici maintenant les garanties que j’offre spontanément, car on pourrait juger insuffisantes ma parole et la signature sacrée du roi…
Marillac ne répondant pas, la reine poursuivit:
– Le duc d’Albe extermine la religion réformée dans les Pays-Bas. J’offre de constituer une armée qui, au nom du roi de France, portera secours à vos frères des Pays-Bas, et ce, malgré toute mon affection pour la reine d’Espagne et pour Philippe. Afin qu’il n’y ait point de doute, l’amiral Coligny prendra lui-même le commandement suprême et choisira ses principaux lieutenants. Que dites-vous de cela, comte?
– Ah! madame, ce serait réaliser le vœu le plus cher de l’amiral!…
– Bien. Voici maintenant la garantie dernière par où on verra éclater la sévérité de mes offres et mon ardent désir d’une paix définitive. Il me reste une fille que se disputent les plus grands princes de la chrétienté. Ma fille, en effet, c’est un gage d’alliance inaltérable. La maison où elle entrera sera à jamais l’amie de la maison de France: J’offre ma fille Marguerite en mariage au roi Henri de Navarre… Qu’en dites-vous, comte?
Cette fois, Marillac s’inclina profondément devant la reine, et répondit avec un soupir:
– Madame, j’ai entendu dire que vous êtes un génie en politique; je vois qu’on ne se trompe pas. Mais j’ajoute que bien des gens que je connais trouveraient du bonheur à aimer Votre Majesté…
– Vous croyez donc que Jeanne d’Albret acceptera mes propositions, et qu’elle désarmera…
– Devant votre magnanimité, oui, Majesté!… Elle n’eût pas désarmé devant la force et la violence. Ma reine, comme Votre Majesté, est animée d’un sincère désir de paix. Les persécutions endurées par les réformés l’ont seules jetée dans la guerre. Elle accueillera avec une joie profonde l’assurance que désormais il n’y aura plus de différence entre un catholique et un réformé…
– Vous porterez donc mes propositions à Jeanne d’Albret. Je vous nomme mon ambassadeur secret pour cette circonstance, et voici la lettre qui en fait foi.
À ces mots, Catherine tendit au comte un parchemin tout ouvert et déjà recouvert du sceau royal. Il contenait ces lignes écrites de la main de Catherine:
«Madame et chère cousine,
Je prie Dieu que les présentes trouvent Votre Majesté en santé et prospérité ainsi que je le souhaite. Émue des longues discussions qui déchirent le royaume de mon fils, j’ai chargé monsieur le comte de Marillac de vous faire d’équitables propositions qui, je pense, vous agréeront. Il vous dira le fond de ma pensée. Je pense également que le choix d’un tel ambassadeur ne pourra que vous être agréable.
Sur ce, madame et chère cousine, je prie Dieu qu’il tienne Votre Majesté en sa sainte garde.
En foi de quoi j’ai signé de mon nom…»
Le comte de Marillac mit un genou à terre pour recevoir cette lettre qu’il lut, qu’il plia et qu’il plaça dans son pourpoint. Il se releva alors et attendit que Catherine lui adressa à nouveau la parole.
La reine réfléchissait. Elle tournait et retournait dans sa tête la pensée qu’elle voulait émettre et jetait à la dérobée de sombres regards sur ce jeune homme qui était son fils.
Était-elle donc émue? Le sentiment maternel venait-il donc de fleurir tout à coup dans ce cœur comme une fleur dans un désert aride? Non: Catherine cherchait à deviner si Marillac était sincère dans son affection pour Jeanne d’Albret. Elle discutait avec elle même pour savoir s’il fallait le tuer ou en faire un roi…
Enfin, elle commença d’une voix hésitante:
– Maintenant, comte, nous en avons fini avec les affaires de l’État et de l’Église. Il est temps que nous parlions de vous. Et tout d’abord, je veux vous poser une question bien franche à laquelle vous répondrez franchement, j’espère… Voici cette question: Jusqu’à quel point êtes-vous attaché à la reine de Navarre? Jusqu’où peut aller votre dévouement pour elle?
Marillac frissonna. La question était toute simple en apparence. Mais fut-ce l’accent de Catherine? fut-ce la disposition d’esprit où il se trouvait? Le comte crut y entrevoir une sourde menace contre Jeanne d’Albret.
Catherine se douta peut-être de l’effet qu’elle venait de produire, car elle reprit, sans attendre la réponse:
– Comprenez-moi bien, comte. La reine de Navarre, si elle accepte, comme je n’en doute pas, les propositions que je lui soumets, viendra à Paris pour les fêtes de la grande réconciliation. Je veux, en effet, que le mariage de ma fille avec le jeune Henri soit l’occasion d’une joie populaire dont on gardera le souvenir pendant des siècles. Je veux que la liqueur rouge coule à flots dans les rues de Paris et que la flamme des feux soit telle qu’elle éclaire la ville pendant des nuits entières. Vous me comprenez, n’est-ce pas, comte? Jeanne d’Albret sera de la fête et aussi Henri de Béarn, et aussi Coligny, et vous-même, et tous ceux de la religion. Je veux qu’on voie enfin de quoi je suis capable quand je me mets en tête de pacifier le royaume… Mais ce n’est pas tout, comte! Je veux vous parler à cœur ouvert. Sachez donc que je rêve pour Henri de Béarn une destinée glorieuse. Puisqu’il va être de la famille, je lui veux un royaume véritable et digne de lui. Qu’est-ce que la Navarre? Un joli coin de terre sous le ciel, certes, et qui serait encore un royaume acceptable pour un gentilhomme dépourvu de tout au monde. Mais pour Henri de Béarn, je veux quelque chose comme une autre France… la Pologne, par exemple!
– La Pologne! s’écria le comte étonné.
– Oui, mon cher comte. J’ai des nouvelles sérieuses de ce grand État. Avant peu, sans doute, je pourrai disposer de ce beau trône… Je le réserve à un de mes fils. Et Henri de Béarn ne sera-t-il pas aussi mon fils, du jour où il aura épousé Marguerite de France? Dès lors, la Navarre n’a plus de roi.
– Majesté, dit fermement Marillac, je ne crois pas que Jeanne d’Albret abandonne jamais la Navarre…
– Tout est possible, comte, même que Jeanne d’Albret et son fils refusent la gloire que je rêve pour eux dans mon ardent désir d’effacer un triste passé. Mais enfin, si vous vous trompiez… si, pour une raison ou une autre, la Navarre se trouvait libre… eh bien, que dites-vous, monsieur?
– Je ne dis rien, madame… J’attends que Votre Majesté m’expose sa pensée…
– Eh bien, c’est tout simple: il faudrait trouver un roi pour la Navarre. Car ce beau pays ne pourrait rester décapité. Ce roi, je l’ai trouvé…
Marillac, étonné que la reine entrât dans de pareilles considérations devant lui, gentilhomme obscur, se demandait où elle voulait en venir. Il n’attachait d’ailleurs qu’une médiocre importance à cette partie de l’entretien. Ce qu’il voulait, ce qu’il cherchait, c’était un mot d’émotion réelle qui lui permît de pardonner à sa mère.
Dans ce cœur généreux, toute l’amertume accumulée pendant des années avait disparu.
Il subissait avec une passivité morbide et douloureuse la situation anormale où il se trouvait, la nécessité de se trouver pour la première fois de sa vie en présence de sa mère et de parler à cette mère comme s’il eût été étranger.
Dans tout cet entretien, il n’avait eu qu’une joie, mais profonde et sincère: la proposition de paix et de mariage.
Le reste disparaissait.
Et tandis que Catherine, avec des lenteurs calculées, des hésitations savantes, développait sa politique, son fils ne cherchait qu’à surprendre en elle un geste, une attitude, une lueur d’âme, un n’importe quoi qui la lui montrât digne de son affection sécrète, lointaine et discrète… et il rêvait que dans la foule des hommes qui maudissaient Catherine, il s’en trouvât un qui la bénît et l’aimât, et que ce fût lui!
Et Catherine de Médicis venait de lui dire sans qu’il y aperçût le moindre intérêt:
– Ce roi, je l’ai trouvé…
Presque aussitôt, la physionomie de la reine mère se durcit, se pétrifia; elle se raidit; elle se ramassa comme pour frapper un coup définitif, et d’un accent d’autorité irrésistible elle prononça:
– Ce roi, c’est vous!…