À peine en garde, d’Aspremont poussa une botte furieuse. Pardaillan poussa un juron, il était blessé à la main, et le sang coulait, ce qui fit que les cris de détresse des servantes se changèrent en hurlements.
Dans la même seconde, le vieux routier sentit ses doigts se raidir et sa main devenir pesante; l’épée allait lui échapper… il la saisit de la main gauche et se rua sur son adversaire par une série de coups si furieux et si méthodiques à la fois que d’Aspremont en quelques instants, fut acculé au mur après avoir renversé plusieurs tables.
Une dispute dans un cabaret n’était pas chose rare à cette époque où les spadassins pullulaient.
Cependant les vociférations de Landry qui craignait pour sa vaisselle et faisait le geste de s’arracher les cheveux qu’il n’avait pas, les clameurs aiguës des servantes avaient attiré une petite foule devant la Devinière .
Pardaillan, comme nous venons de le dire, avait poussé d’Aspremont contre un mur.
Cela s’était fait si rapidement que les nombreux témoins de cette scène ne virent qu’une série d’éclairs et n’entendirent qu’une série de froissements précipités. Il y eut un dernier éclair, un froissement, et on vit d’Aspremont s’affaisser, rendant un flot de sang; il avait l’épaule droite traversée de part en part.
Pardaillan, sans dire un mot, rengaina l’épée encore rouge, se précipita au dehors, fendit la foule et se mit à courir.
Dans sa hâte, il avait oublié Pipeau qu’il devait ramener au chevalier. Mais peut-être le chien avait-il éprouvé une instinctive sympathie pour lui car, s’étant par hasard retourné au bout de deux cents pas, Pardaillan le vit qui trottait sur ses talons.
En un quart d’heure, le vieux routier atteignit le cabaret du Marteau qui cogne .
– Catho! Catho! vociféra-t-il en entrant dans le bouge.
Catho, c’était l’hôtesse de ce cabaret.
Ancienne ribaude, fort achalandée au temps de sa jeunesse et de sa beauté, elle avait été l’une des reines de la Cour des miracles jusqu’au jour où la petite vérole l’ayant affreusement défigurée, elle avait dû renoncer à l’honorable métier qu’elle exerçait avec un zèle et une ardeur qui lui avaient valu de réaliser quelques économies.
Ces économies, elle les employa à fonder l’hôtellerie du Marteau qui cogne . Car ce bouge portait ce nom prétentieux d’hôtellerie: nous croyons avoir dit que l’hôtesse exagérait volontiers ses vocables. Quant à ce titre bizarre de Marteau qui cogne , c’était tout simplement un souvenir du dernier amant de Catho, qui la battait comme plâtre, et que, selon sa manie de métaphores, elle avait comparé à un marteau dont elle eût été l’enclume. En sorte que l’enseigne du bouge, ou de l’hôtellerie, n’était au fond qu’un hommage rétrospectif rendu aux biceps et à la poigne de l’amant en question, truand quelconque sur lequel nous ne possédons pas de renseignements.
Grossie, mal vêtue, mal peignée, couturée par la maladie contre laquelle on ne possédait pas les remèdes qui la rendent aujourd’hui presque bénigne, telle qu’elle était, Catho n’en avait pas moins bon cœur, et même de l’esprit: la preuve, c’est qu’elle refusa toujours de se marier. Car, chose étrange, elle que personne n’eût voulut épouser quand elle était si jolie, trouva des maris à la douzaine du jour où elle devint patronne d’un cabaret, ce qui lui supposait quelque argent.
Si la Devinière était fréquentée par des officiers, des vicomtes et de nobles spadassins qu’attirait la renommée des fameux pâtés d’alouette, la clientèle du Marteau qui cogne se composait de truands, capons, francs-bourgeois et autres gens, tous en délicatesse avec le guet royal et le guet de la ville. Catho qui était à sa façon une bonne hôtesse, avait gardé le pieux souvenir de ses anciennes fréquentations; elle protégeait ses clients, les cachait, et n’était jamais aussi heureuse que les jours où elle pouvait jouer un bon tour à messieurs du guet, – ce dont le lecteur la blâmera ou la louangera selon son humeur, mais ce dont nous ne voulons rien dire, nous étant imposé une fois pour toutes la plus stricte impartialité pour loi principale de nos récits: en sorte qu’à défaut d’autre originalité, ils auront au moins celle-là!…
Pour en revenir à Catho, aux appels furieux de Pardaillan, elle descendit un escaler de bois en criant:
– Bon! bon! Est-ce de l’hydromel qu’il vous faut? Du vin? De l’hypocras?… Ah! c’est vous!…
– Mon fils!… Ce jeune homme que je t’avais confié!…
– Eh bien?… demanda Catho.
– Eh bien! qu’est-il devenu?… Où est-il?…
– Ma foi, il a dormi comme un moine: puis il est parti, et n’est pas de retour encore…
Le vieux routier bouillait d’impatience; mais il était évident que Catho ne pouvait lui fournir aucun renseignement. Il prit donc le parti d’attendre et se jeta sur un escabeau en grommelant:
– Donne-moi donc de quoi faire une mesure d’hypocras, et de quoi sécher cette égratignure.
Quelques minutes plus tard, Catho plaçait devant Pardaillan du vin, du sucre candi, de l’ambre, de la canelle, du musc et des amandes. Puis, une infusion de vin chaud mêlé d’huile et de plantes diverses.
Le vin chaud mêlé d’huile où des simples plantes avaient bouilli était pour panser la plaie de sa main droite: blessure légère, ce qu’il constata en remuant les doigts l’un après l’autre.
Le vin froid, le sucre candi, l’ambre, la canelle, le musc et les amandes étaient pour l’hypocras que Pardaillan se mit à fabriquer avec la minutie, la science et la patience d’un gourmet consommé.
Cependant, il tenait les yeux fixés sur la porte qu’il dévorait du regard, et grommelait:
«Il lui arrivera malheur! Pourquoi diable se mêle-t-il de ce qui ne le regarde pas? Que diable allait-il faire au Louvre?… Ah! je donnerais le bras droit que M. d’Aspremont a failli me faire perdre pour que le chevalier perde, lui, cette désastreuse manie de vouloir du bien aux gens! Ah! la jeunesse!…»
Le vieux Pardaillan avait achevé la préparation de son hypocras et commençait à déguster cette boisson compliquée, lorsque Pipeau aboya joyeusement et s’élança au dehors: l’instant d’après, le chevalier entra en courant, et apercevant son père:
– Alerte! Alerte! Je suis poursuivi!
En quittant le Louvre de la façon qu’on a vue, le chevalier de Pardaillan, après un détour, ayant constaté que personne n’était à ses trousses, avait pris le chemin de l’hôtel de Montmorency qu’il ne tarda pas à atteindre.
Cette fois, le Suisse gigantesque ne fit aucune difficulté pour l’introduire, bien qu’il lui gardât une certaine rancune – non pas tant des blessures que le chien du chevalier lui avait faites, blessures si mal placées qu’elles l’empêchaient de s’asseoir – que du remède héroïque donné si généreusement par le maître du chien. On se rappelle, en effet, que le chevalier avait conseillé au digne Suisse de se frotter avec du vin mêlé de gingembre; le gingembre avait transformé la brûlure des coups de crocs en brasiers ardents.
Le maréchal arriva une demi-heure après le chevalier, et commença par le serrer dans ses bras en lui disant:
– Ah! mon cher enfant, votre présence d’esprit m’a sauvé la vie, et l’a sauvée sans doute à d’autres personnages…
– Monseigneur, fit le jeune homme, je ne sais de quoi vous voulez parler… J’ai déjà oublié, ajouta-t-il avec un sourire, qu’il existe dans Paris une rue de Béthisy et qu’il y a dans cette rue un hôtel où l’on se réunit la nuit…
– Aussi généreux que brave! fit le maréchal. Mais comment vous êtes-vous tiré de la bagarre? Pourquoi la reine Catherine vous a-t-elle accusé?…
– Sa Majesté me veut mal de mort parce que je n’ai pas voulu tirer l’épée contre un gentilhomme qui me fait l’honneur d’être mon ami. Vous le connaissez, c’est le comte de Marillac… Quant au duc d’Anjou, il est vrai que je l’ai quelque peu malmené certain soir où il venait rôder de trop près sous les fenêtres de deux personnes qui logeaient alors rue Saint-Denis…
Le maréchal pâlit.
– Vous pensez donc, gronda-t-il, que le frère du roi…
– Je vous l’ai dit, monseigneur, et c’est la première piste que je vous avais indiquée pour retrouver les deux nobles dames que nous recherchons.
Le chevalier jeta un regard en dessous au maréchal, pour voir comment il accueillerait ce nous.
François de Montmorency, son front dans une main, paraissait méditer sur cette voie qui s’offrait à ses recherches.
– Non! fit-il en secouant la tête. Ce ne peut être Anjou… Mon frère seul est capable d’avoir médité et exécuté cette infamie. C’est à lui qu’il faut que j’en demande raison…
Et tendant la main au chevalier:
– Ainsi, dit-il, c’est pour les défendre que vous vous êtes exposé à la colère de ces puissants personnages!
– Monseigneur, balbutia le jeune homme, je vous ai dit que j’avais à réparer le mal causé jadis par mon père.