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Seul, Pipeau fut admis à l’honneur de dévorer son râble dans le cabinet où Pardaillan l’appela et où le chien, voyant qu’on ne cherchait pas à lui enlever sa prise de guerre, entra de bonne grâce.

Une fois installé dans le cabinet, Pardaillan constata trois choses. La première, c’est qu’à travers le léger rideau qui couvrait les vitraux de la porte, il pouvait voir tout ce qui se passait dans la salle qui commençait à se vider, la deuxième, c’est qu’en entrebâillant légèrement cette porte, il entendrait facilement tout ce qui se dirait à la fameuse table retenue pour M. le vicomte d’Aspremont et les trois bourgeois; la troisième, en fin, c’est que le chien qu’il regardait ronger son râble avec un réel cynisme, c’est-à-dire sans le moindre remords du vol accompli, que le chien, donc, était armé de crocs formidables.

Sa première pensée fut donc: «Il faut que je voie la figure de ces notables bourgeois qui fréquentent les officiers de M. le maréchal de Damville.» Sa deuxième: «Je suis vraiment curieux de savoir ce que ces gens ont à se dire!» Et la troisième: «Peste! Je ne voudrais pas être l’ennemi de l’ami de mon fils!»

En conséquence, Pardaillan arrangea le rideau pour bien voir, entrouvrit la porte pour mieux entendre, et donna une caresse au chien pour se mettre dans ses bonnes grâces.

Pipeau, qui venait de terminer le dernier os de la dernière cuisse du râble et se léchait les babines, remua son bout de queue et poussa un jappement sonore. En même temps, il se mit à flairer le vieux routier, opération qu’il accomplit avec la lenteur et la sagesse de quelqu’un qui se renseigne.

Les renseignements pris, le bout de queue remua plus vivement que jamais, et il y eut un nouveau jappement.

– Ah! ah! il paraît que tu me reconnais? fit Pardaillan. C’est bon! Je comprends ce que parler veut dire! Et, en ce moment, tu me racontes que tu reconnais en moi un ami de ton ami. Mort-dieu! je suis son père!

Nouvel aboi de Pipeau qui, ayant clos ainsi la conversation – les chiens ne sont pas prolixes – s’alla coucher dans un coin, les deux pattes de devant croisées selon sa coutume.

À ce moment, comme la salle était presque vide, Pardaillan, à travers le rideau de la porte vitrée, vit entrer trois personnages. Il reconnut aussitôt celui qui venait en tête: c’était Orthès, vicomte d’Aspremont.

Il jeta un regard inquiet dans la salle et eut un geste de contrariété en paraissant chercher quelqu’un qui ne se trouvait pas là. Les trois hommes prirent place à la table que Pardaillan avait cédée, et l’un d’eux dit:

– Il faut qu’il soit arrivé quelque chose à Crucé, car jamais il ne manque nos rendez-vous.

– Bon! pensa Pardaillan. Il paraît que ce n’est pas la première fois que ces gens se réunissent.

– Le voici! fit tout à coup le vicomte qui était placé face à la porte d’entrée et tournait le dos au cabinet.

En effet à ce moment, Crucé entrait. Il se dirigea vers les trois personnages et prit place à table en disant:

– J’arrive du Louvre… de là, mon retard.

– Ah! oui, fit Pezou avec un gros rire, vous fréquentez le petit roitelet, le maigre Chariot.

Pour Pezou, être maigre et petit, constituait évidemment un crime.

– Baste! fit Crucé. Je suis son orfèvre. Je suis aussi son armurier, et je viens de lui vendre une arquebuse perfectionnée… de ces arquebuses que nous ne tarderons pas à essayer, j’espère!

– Et que dit le roi? demanda Orthès avec une certaine impatience.

– Le roi est tout à la paix. Le roi veut qu’on s’embrasse! Catholiques et huguenots, mécréants et fidèles serviteurs de l’Église doivent se jurer amitié, fraternité, assistance et affection! Le roi a envoyé un exprès à M. de Coligny! Le roi a écrit à la reine de Navarre! Le roi veut marier sa sœur à Henri de Béarn! Voilà ce que dit le roi, messieurs!

– Bon! bon! grogna le vicomte! nous lui ferons chanter bientôt une autre litanie!

Crucé reprit alors:

– Mais tout cela ne m’aurait pas empêché d’arriver à l’heure. Ce qui m’a retardé, c’est que j’ai voulu voir la fin d’une scène étrange, curieuse, presque incroyable, qui vient de se passer en plein Louvre!

– Voyons la scène, fit Kervier, et si elle est jolie, je la ferai raconter dans un des livres que je vends.

– Hâtez-vous, Crucé, dit alors le vicomte, car j’ai à vous donner des instructions de la part du maréchal.

– Vous savez que je ne suis pas bavard, dit Crucé; j’aime mieux agir. Si donc, je tiens à vous raconter mon histoire, ce n’est ni pour nous amuser, ni pour la mettre dans les livres de Kervier [34] ; c’est justement que notre grand maréchal s’y trouve mêlé, comme vous allez voir…

– Au fait, on est venu quérir monseigneur de Damville de la part du roi.

– Et savez-vous pourquoi? reprit Crucé; le petit Charlot voulait raccommoder Damville et Montmorency, et obliger les deux frères ennemis à s’embrasser; je vous dis que le roitelet est tout à la paix! Mais notre grand maréchal a tenu bon, à ce qu’il paraît… Toujours est-il que les deux frères étaient avec le roi, qui avait fait sortir tout le monde de son cabinet. J’ai écouté à la porte, et j’ai surpris des éclats de voix; malgré tout, je n’entendais pas grand’chose, lorsque voici la reine Catherine, la grande reine qui arrive, traverse l’antichambre. Le duc d’Anjou lui fait observer que le roi donne audience particulière. Elle hausse les épaules et sourit. Si vous aviez vu ce haussement d’épaules et ce sourire!… Bref, elle entre et laisse la porte ouverte. Nous nous approchons tous, Anjou, Guise, Maugiron, Quélus, Maurevert, Saint-Mégrin, et en outre Nancey et ses gardes que la reine avait amenés. Le roi s’émeut. La reine, sans se laisser imposer silence, désigne du doigt un jeune homme qui escortait Montmorency et l’accuse de félonie, lèse-majesté et violences envers le duc d’Anjou. Le roi pâlit, ou plutôt jaunit. Il donne l’ordre de saisir le Pardaillan…

– Comment! le Pardaillan! s’écria d’Aspremont en sautant sur sa chaise.

Dans son petit cabinet, le vieux routier avait frémi, et on pense si ses oreilles se dressèrent.

– Mais oui! continuait Crucé, c’est ainsi que s’appelle le jeune homme en question.

– Mais Pardaillan est vieux, bien qu’alerte. Je le connais: nous devons nous battre.

– Jeune, monsieur le vicomte, tout jeune! Ah! Montmorency a de rudes compagnons.

– Mais non! Il n’était pas avec Montmorency! Il était avec Damville. Vous avez mal vu, mal compris!

– J’ai parfaitement vu, au contraire. Mais ce que vous dites prouve tout simplement qu’il y a deux Pardaillan. Vous connaissez le vôtre. Je connais le mien, et ce n’est pas d’aujourd’hui. Car c’est lui qui a fait manquer l’affaire du Pont de Bois… mais, suffit! pour en finir, au moment où le roi donne l’ordre d’arrêter Pardaillan, nous nous élançons tous, Quélus en tête. Mais voilà l’enragé qui brise l’épée de Quélus, qui lui arrache sa toque, qui, dans le tumulte, profère encore des insultes, qui, enfin, saute par la fenêtre et disparaît. Maurevert le tire et le manque… aussitôt, les mignons, d’une part, Nancey et ses gardes, d’autre part, quittent le Louvre pour courir à la recherche du jeune truand et l’arrêter partout où il se trouvera et je vous réponds…

Crucé en était là, de son récit, lorsque la porte du petit cabinet s’ouvrit brusquement, et les quatre convives effarés virent se dresser devant eux le vieux Pardaillan qui, un peu pâle, la moustache hérissée, mais souriant, disait de sa voix la plus polie:

– Messieurs, permettez que je passe, s’il vous plaît. Je suis très pressé.

La table, en effet, faisait obstacle.

– Monsieur de Pardaillan! s’écria Orthès d’Aspremont ébahi.

Les trois bourgeois considérèrent le routier avec stupéfaction.

– Place donc, par Pilate! puisque je vous dis que je suis pressé!

En même temps qu’il grondait ces mots, Pardaillan repoussa violemment la table; les flacons culbutèrent, les plats s’entrechoquèrent; au même instant, pâle de rage, d’Aspremont sautait sur son épée, mettait flamberge au vent et hurlait:

– Ah! par la mort-Dieu, si pressé que vous soyez, vous me rendrez raison de l’insulte!

– Prenez garde, monsieur, fit Pardaillan, j’ai l’épée mauvaise quand je suis pressé! Croyez-moi, remettons la chose!

– À l’instant! sur-le-champ! vociféra le vicomte. Dégainez, Monsieur, ou je vous charge!

– Vous n’êtes pas galant, monsieur Orthès, vicomte d’Aspremont! Soit donc! Mais, ajouta Pardaillan, les dents serrées, la voix sifflante, vous allez vous en repentir!

Au même instant, les deux adversaires tombaient en garde dans la salle même de l’auberge, tandis que les servantes criaient au feu, que Lubin prononçait d’innombrables oremus, que la belle madame Grégoire s’évanouissait, que Landry criait d’aller chercher le guet, et que les buveurs épars se réunissaient en cercle autour des deux batailleurs.

[34] Quelques-uns écrivent: Kervoer ou Kerver… Le libraire ne se serait-il pas appelé tout bonnement: Cervier?… On sait, ou on ne sait pas, qu’il fut cause de l’assassinat du pauvre vieux savant Rârnus. Et nom ou surnom, Cervier lui conviendrait assez. (Note de M. Zévaco.)


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