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– Eh bien, fit Guitalens en tombant sur un fauteuil, il y a que nous sommes probablement perdus. Il y a un homme dans Paris qui connaît notre secret, et qui, selon son bon plaisir, peut nous envoyer à l’échafaud ou nous faire grâce.

– Un homme connaît notre secret! s’écria le maréchal en pâlissant. Prenez garde à ce que vous dites là!

– Hélas! ce n’est que trop vrai. Cet homme a assisté à notre dernière réunion de l’auberge de la Devinière . Je vous dis qu’il sait tout!

– Quel est cet homme? Comment s’appelle-t-il?

– Pardaillan, dit Guitalens.

– Pardaillan! s’écria Henri stupéfait. Un homme qui paraît la cinquantaine, bien qu’il ait plus de soixante ans, grand, maigre, sec, la moustache grise et rude?

– Pas du tout? Le Pardaillan dont je vous parle est un jeune homme. Je serais étonné qu’il ait plus de vingt-deux à vingt-trois ans. Œil glacial, bouche crispée par un singulier sourire, voix tantôt caressante, tantôt mordante, taille svelte, épaules larges, geste moqueur, la main toujours prête à chercher la garde de l’épée, voilà mon homme.

– En ce cas, c’est son fils! le fils dont il m’a parlé!

– Son fils! fit Guitalens sans comprendre.

– Oui; je m’entends; continuez… vous disiez que ce Pardaillan a surpris notre secret à l’auberge de la Devinière ; un mot d’abord; êtes-vous sûr que ce jeune homme est seul à connaître le complot?

– Oui; je le crois du moins.

– En ce cas, nous pouvons nous rassurer; je sais un moyen de m’emparer de ce Pardaillan et de le réduire au silence. Mais comment avez-vous su?…

– Parce que je l’ai eu en mon pouvoir pendant quelques jours en ma qualité de gouverneur de la Bastille; il m’a été amené; on m’a recommandé de le surveiller étroitement…

– Mais alors, la question est des plus simples, fit le maréchal.

– Comment cela?

– Est-ce qu’il n’y a plus d’oubliettes à la Bastille?

– Mais il est libre! Il est dehors! J’ai dû le laisser partir! Que dis-je! lui ouvrir moi-même les portes en m’excusant de l’avoir gardé!…

Le maréchal se demanda un instant si Guitalens n’était pas devenu fou.

– Cela vous étonne? continua le gouverneur de la Bastille. Quand j’y songe, et depuis hier cette pensée ne m’a pas quitté une seconde, je ne me contente pas d’être étonné, moi! J’en suis stupide, effaré, fou. Cet homme tenait ma vie dans ses mains, et j’ai dû le mettre en liberté!

– Calmez-vous, mon cher Guitalens. Expliquez-vous avec plus de précision. Si ce jeune homme est bien celui que je crois, le mal n’est peut-être pas aussi grand qu’il vous apparaît.

– Le ciel vous entende! fit Guitalens en roulant des yeux terrorisés.

Et il entreprit le récit de la tragi-comédie qui s’était passée à la Bastille et à laquelle ont assisté nos lecteurs.

– Qu’en dites-vous? ajouta-t-il en terminant.

– Je dis que c’est merveilleux, et qu’il faut à tout prix nous attacher ce jeune homme. J’en fais mon affaire.

– Vous le connaissez donc?

– Non, mais je connais quelqu’un qui le connaît, et cela suffit; allez, mon cher Guitalens, et rassurez-vous: je me charge de prévenir le duc de Guise en cas de danger… mais de danger, il n’y en aura pas: ce soir ou demain, le jeune Pardaillan sera en notre pouvoir.

– Votre tranquillité me fait du bien, dit Guitalens; je commence à respirer; si ce sacripant tombe en notre pouvoir, comme vous le pensez, ramenez-le moi… d’autant mieux que je risque ma place pour l’avoir laissé partir, en admettant que je ne risque pas ma tête… vous savez qu’il y a encore de bonnes oubliettes à la Bastille.

– Soyez donc tranquille, demain, je vous amène le jeune Pardaillan pieds et poings liés, à moins toutefois qu’il n’y ait quelque chose de mieux à en faire…

Guitalens regagna sa chaise aussi mystérieusement, mais un peu plus rassuré qu’il n’en était sorti.

À ce moment même, le vieux Pardaillan rentrait précipitamment dans sa chambre, reprenait son costume, obligeait Didier à remettre le sien sur son dos avec rapidité, et lui disait:

– Cent écus pour toi si tu ne dis pas un mot de ce qui t’est arrivé; un coup de poignard dans le ventre si jamais tu en parles à qui que ce soit. Choisis.

– Je choisis les cent écus, pardieu! fit Didier trop heureux d’en être quitte à si bon compte.

Et, sans façon, il se mit à puiser dans le sac.

– Maintenant, fit Pardaillan, va prévenir M. l’intendant que je suis réveillé, comme il t’en a donné l’ordre tout à l’heure dans le couloir avant d’ouvrir la porte pour s’assurer si je dormais, comme tu lui disais… Va donc, imbécile! Tu ne comprends pas?

– Si fait, si fait! Je comprends que monsieur Gille vous a pris pour moi… Je cours le prévenir.

Pardaillan s’installa dans un fauteuil, les jambes allongées, remplit son verre comme s’il eût été occupé à boire, et attendit les événements.

Ce qu’il venait d’entendre dans le petit escalier tournant avait complètement modifié ses idées; car nos lecteurs ont compris que Pardaillan avait surpris la partie la plus intéressante de l’entretien qui venait d’avoir lieu entre le maréchal et le gouverneur de la Bastille.

Il oublia dans quel but il avait entrepris des recherches à travers l’hôtel.

Qu’il y eût ou qu’il n’y eût pas une personne que le maréchal tenait à lui cacher, il ne s’en soucia plus. Le danger que courait son fils l’absorba, et il se mit à réfléchir aux moyens de prévenir au plus tôt le jeune chevalier.

C’est à ce hasard bien plus qu’aux précautions du maréchal que le vieux Pardaillan dut d’ignorer la présence dans l’hôtel de Mesmes de Jeanne de Piennes et de sa fille.

Eût-il entrepris la délivrance de Jeanne s’il eût su cette présence?

Comme il n’entre pas dans notre dessein de montrer nos héros plus beaux que nature, nous devons dire que nous en doutons.

Qu’était-ce en effet que le vieux Pardaillan?

Un aventurier.

Son éducation morale n’existait pas; s’il avait le sens du beau et du bien, c’était encore à l’état naturel, c’est-à-dire en cet état où les appétits et les instincts de conservation personnelle dominent le reste.

À Margency, il avait eu, il est vrai, un beau mouvement de pitié.

Mais qui sait si dans ce cœur racorni, cette pitié eût encore parlé bien haut!

Quoi qu’il en soit, nous devons ajouter que le vieux Pardaillan aimait son fils.

Son inquiétude et sa douleur, au moment où il apprit que ce fils risquait fort d’être jeté dans une oubliette de la Bastille, se traduisirent par de nombreux jurons grommelés à voix basse, et par quelques rasades avalées d’un trait.

Nous ferons grâce au lecteur des réflexions qui se succédèrent dans le cerveau du vieux routier, pareilles à des images de cauchemar qui se succèdent sur un écran.

Sa conclusion fut ce qu’elle devait être:

– Je vais à l’instant même sortir de l’hôtel et me rendre à l’hôtel de la Devinière . Si quelqu’un veut s’opposer à ma sortie, ma foi, je tue! On s’expliquera ensuite.

Sur ce, il boucla son épée, s’assura qu’elle jouait bien dans le fourreau, et déjà il s’apprêtait à sortir de la chambre lorsque Damville parut.

– Eh bien, fit le maréchal, avez-vous fait un bon somme? Êtes-vous dispos pour ce soir, maître Pardaillan?

– Je vois, monseigneur, que vous êtes bien renseigné. Peste! vous avez des serviteurs qui savent tout voir et tout rapporter!

– La vérité est plus simple, fit Damville en rougissant un peu; j’ai voulu venir vous voir tout à l’heure, et comme on m’a assuré que vous dormiez, je n’ai pas voulu interrompre votre somme et j’ai commandé qu’on me prévînt dès que vous seriez éveillé, tant que j’avais hâte de vous voir…

– Hâte qui m’honore infiniment, monseigneur; quoi qu’il en soit, vous pouvez être tranquille! je suis maintenant capable de veiller trois jours et trois nuits s’il le faut.

– Je ne vous en demande pas tant: à minuit tout sera fini.

– Et à cette heure-là, je serai libre, monseigneur?

– Libre comme l’air; libre d’aller où bon vous semblera; mais bien entendu, cette chambre demeure à votre disposition pendant toute la campagne projetée. Rude campagne, je vous en préviens. Aussi, plus nous serons nombreux, mieux cela vaudra… À propos, ne m’avez-vous pas parlé d’un jeune homme… votre fils…

– Si fait, monseigneur, dit Pardaillan qui tressaillit.

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