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– Je les tiens.

– Bon, tu vas me faire le plaisir d’aller immédiatement au cabaret du Veau qui tette . Le connais-tu?

– Connu. Entre la Truanderie et le Louvre.

– Justement. Tu paieras un compte d’une dizaine de livres que j’ai oublié de solder hier; le reste sera pour toi; et tu ramèneras mon cheval. Va, mon ami, va. Et quand tu rentreras, aie soin de ne pas me réveiller. Car j’ai mal dormi cette nuit, et je veux me refaire cet après-midi afin d’être gaillard et dispos pour certaine promenade que je ferai la nuit prochaine.

Le laquais ne bougea pas.

– Eh bien? fit Pardaillan.

– J’irai demain, mon officier.

– Bah! Vraiment! Et si j’ai besoin de mon cheval?

– Les écuries de monseigneur sont à la disposition de monsieur l’officier.

Pardaillan regardait déjà autour de lui pour voir s’il ne trouverait pas quelque canne à casser sur le dos du laquais lorsqu’une idée subite le calma.

Il se mit à rire; et comme son déjeuner tirait à sa fin, il versa une rasade qu’il offrit à son geôlier. Car ce laquais se trouvait bel et bien être son gardien pour toute la journée.

– Comment t’appelles-tu, mon ami? dit-il.

– Didier, pour vous servir, mon officier.

– Très bien. Didier, avale-moi ça hardiment, puisque tu ne peux aller te désaltérer au dehors.

Le laquais secoua la tête, et répondit:

– Monsieur l’intendant m’a prévenu que si j’acceptais un seul verre de vin de monsieur l’officier, je serais cassé aux gages, et peut-être quelque chose de pis encore.

«Le truand! le misérable capon qui m’assassine de sa politesse!» rugit intérieurement le routier. C’est bon, reprit-il, tu es fidèle et obéissant. Tu iras droit en paradis.

En même temps, il se leva, fit deux ou trois tours dans la chambre pendant que le laquais rangeait la table. Puis, il s’approcha de la porte qu’il ferma à double tour. Alors, il revint au laquais, et lui mettant une main sur l’épaule:

– Ainsi, tu ne dois pas me quitter de la journée? Tu vas rester là à m’ennuyer, à m’empêcher de dormir?

– Non pas, mon officier. Je dois me tenir dans le couloir, devant la porte.

– Mais enfin, s’il me plaisait de sortir d’ici, tu me suivrais donc comme mon ombre?

– Non pas, mon officier. Mais j’irais prévenir à l’instant M. l’intendant.

– Didier, mon ami, que dirais-tu si j’essayais de t’étrangler?

– Je ne dirais rien, mon officier. Je crierais, voilà tout.

Tant d’ingénuité ne suffit pas à désarmer le vieux routier, qui tenait d’autant plus à visiter l’hôtel qu’on avait pris plus de précautions pour l’en empêcher.

– Tu crierais? Non! Reste à savoir si je t’en laisserais le temps!

En même temps qu’il prononçait ces mots, Pardaillan saisit vivement son écharpe qu’il venait de dénouer et, avant que le malheureux laquais eût pu faire un geste, il la lui enroulait autour du visage et le bâillonnait solidement. Au même instant, il tira son poignard et dit froidement:

– Si tu bouges, si tu fais du bruit, tu es un homme mort.

Didier tomba à genoux et, ne pouvant parler, joignit les mains, geste qui pouvait passer pour une supplication assez éloquente, malgré le silence forcé du suppliant.

– Bon! fit Pardaillan. Te voilà raisonnable. Et moi, me voici débarrassé de tes agaçants «monsieur l’officier». Maintenant, écoute-moi bien. Es-tu décidé à m’obéir? Réfléchis avant de t’engager.

Le pauvre laquais, par une mimique expressive, jura l’obéissance la plus fidèle.

– Très bien. Fais-moi donc le plaisir de retirer ce pourpoint galonné et armorié, ces chausses de drap jaune et cette toque à aigrette… Tu vas revêtir ma casaque et enfiler mes bottes, pendant que je me parerai du somptueux costume que tu portes si bien. C’est une lubie. Je veux voir quel air j’aurai en laquais de monsieur l’intendant de monseigneur.

Tout en parlant, l’aventurier aidait le laquais à se dévêtir; car le pauvre homme, tout tremblant, n’y fut pas arrivé tout seul. En quelques minutes, le changement fut opéré: Didier était vêtu en Pardaillan, et Pardaillan se carrait dans le costume armorié du laquais.

– Maintenant, couche-toi, monsieur l’officier, fit Pardaillan.

Le laquais obéit et se jeta sur le lit. Pardaillan lui couvrit la tête, comme on fait pour ne pas être gêné par la lumière du jour.

– Si tu entends la porte s’ouvrir, ajouta-t-il, tu te mettras à ronfler, et tu ne feras pas un mouvement, à moins que tu ne veuilles que je te coupe les deux oreilles…

Un grognement plaintif et étouffé lui apprit que Didier était disposé à l’obéissance la plus passive.

Alors, il sortit de la chambre et s’installa dans le couloir.

Il régnait dans ce couloir une certaine obscurité. Pardaillan se dirigea à tâtons vers le petit escalier tournant que nous avons signalé. Mais il n’avait pas fait deux pas que cette porte s’ouvrit et livra passage à un homme dont Pardaillan reconnut la tournure: c’était l’écuyer qui accompagnait le maréchal pendant son séjour à l’auberge des Ponts-de-Cé.

Le vieux routier fit immédiatement demi-tour. L’instant d’après, il était rejoint par l’homme:

– Monsieur de Pardaillan? que fait-il? murmura l’écuyer.

– Dort! souffla laconiquement Pardaillan.

L’écuyer entrouvrit doucement la porte, aperçut le faux Pardaillan sur le lit, entendit un ronflement sourd, et referma la porte en disant à voix basse.

– C’est bien; ne bouge pas d’ici; dès qu’il sera réveillé, viens me prévenir.

Là-dessus, celui que Pardaillan appelait l’écuyer du maréchal poursuivit son chemin à pas étouffés et descendit le grand escalier.

– Ouf! murmura l’aventurier. J’en ai la sueur dans le dos! Mais maintenant, je crois que je suis tranquille pour une heure ou deux. C’est bien le diable si je ne découvre pas le mystère, c’est-à-dire la personne que l’on cache dans cet hôtel, et qu’on tient tant à ne pas me laisser voir. Allons! À la découverte!…

Aussitôt il gagna le petit escalier et commença à descendre.

– Il fait noir comme dans un four, grommela-t-il. Je crains bien de m’être lancé sur une fausse piste.

Comme il achevait ces mots, il posait le pied sur l’étroit palier du premier étage. Là une porte était ménagée, qui permettait d’entrer dans les appartements du maréchal.

Pardaillan allait passer outre et continuer à descendre, lorsqu’à travers cette porte un bruit de voix lui parvint.

Vivement, il colla son oreille à la serrure.

Et, très nettement, il entendit prononcer son nom à diverses reprises.

*******

À peu près vers le moment où Pardaillan bâillonnait le laquais Didier, une chaise [25] sans armoiries s’arrêtait devant l’hôtel de Mesmes; un homme en sortait mystérieusement et pénétrait aussitôt dans l’hôtel.

Sans doute, c’était un personnage d’importance, car il fut introduit à l’instant même dans le cabinet du maréchal de Damville.

Celui-ci, en apercevant son visiteur, alla au-devant de lui avec une certaine émotion, en disant à voix basse:

– Vous ici!… quelle imprudence!…

– L’imprudence eût été plus grande encore si je m’étais rendu chez monseigneur de Guise ou chez Tavannes. Et pourtant, la chose est si grave que je devais vous prévenir au plus tôt. Depuis hier, je ne vis pas; j’ai pu tout à l’heure m’échapper de la Bastille sans éveiller de soupçons; je vais tout vous dire; il faut que Guise soit prévenu aujourd’hui. Il y va de notre tête à tous…

– Vous exagérez, Guitalens, fit Damville, qui, cependant, devant l’air effaré de son visiteur, ne put s’empêcher de pâlir.

Ce visiteur n’était autre, en effet, que Guitalens, le gouverneur de la Bastille.

– Voyons! qu’y a-t-il? reprit le maréchal.

– Sommes-nous seuls? Êtes-vous sûr qu’on ne peut nous entendre?

– Parfaitement sûr. Mais pour plus de précaution, venez.

Le maréchal introduisit alors Guitalens dans une étroite pièce qui faisait suite à son cabinet.

– Là! fit-il. Nous sommes maintenant séparés des gens de l’hôtel par mon cabinet, ma salle d’armes et une antichambre. Quant à cette porte, elle donne sur un escalier dérobé. Il n’y a que moi et Gille, mon intendant, qui puissions passer par là. Or, vous savez que Gille connaît toute notre affaire. Expliquez-vous donc sans crainte.

[25] Chaise: siège fermé et couvert dans lequel on se faisait porter par deux hommes.


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