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– Le croyez-vous capable de donner, à l’occasion, un bon coup d’épée?

– Lui! Il ne rêve que plaies et bosses!

– Eh bien, amenez-le moi demain sans plus tarder. Où loge-t-il?

– Vers la montagne Sainte-Geneviève.

– L’endroit est singulier. Votre fils veut donc se faire abbé, ou devenir docteur?

– Non pas; mais il aime la compagnie de messieurs les écoliers, tous gens de cabaret, bons buveurs, grands spadassins, et plaisants diseurs de phébus [26] .

– À la bonne heure. Ainsi, je puis compter sur ce jeune homme?

– Comme sur moi-même.

Le maréchal sortit.

– Voilà qui change les choses, murmura le vieux routier en dégrafant son épée; puisqu’il compte que je lui amènerai mon fils demain, il n’entreprendra rien aujourd’hui; ce soir à minuit, dès que je serai libre, je ferai un petit tour du côté de la Devinière , et nous verrons. D’ici là, inutile de risquer quelque algarade compromettante. Dormons!

Cette fois, Pardaillan se jeta sur son lit et s’endormit tout de bon jusqu’à l’heure du souper.

À dix heures, Henri de Montmorency prit ses dernières dispositions.

Gille, son écuyer, son intendant, son âme damnée pour tout dire, connut seul la retraite où Jeanne de Piennes et sa fille devaient être transportées. Il fut expédié en avant avec ordre de se tenir dans la rue de la Hache et de surveiller les abords de la maison à la porte verte.

Le vicomte d’Aspremont devait conduire la voiture jusqu’à l’entrée de la rue de la Hache. Là, il devait mettre pied à terre, tandis que le maréchal conduisant les chevaux par la bride, amènerait la voiture à l’entrée de la maison.

Quant à Pardaillan, il devait marcher en arrière-garde et s’arrêter à l’endroit même où s’arrêterait d’Aspremont.

De cette façon, le maréchal et son écuyer étaient les seuls à savoir en quel endroit précis la voiture s’était arrêtée. Pardaillan ignorait même toujours ce que cette voiture avait contenu.

À onze heures, Orthès, vicomte d’Aspremont, se présenta chez Pardaillan et lui dit:

– Quand il vous plaira, monsieur…

– Je suis prêt.

Les deux hommes descendirent ensemble. Pendant le trajet, Orthès mit Pardaillan au courant de ce que le maréchal avait décidé.

– Un dernier mot, mon cher adversaire, fit Pardaillan: savez-vous qui se trouve dans la voiture?

– Non. Et vous?…

– Je veux être pendu si je m’en doute.

Dans la cour de l’hôtel, la voiture attendait, prête à démarrer.

Sans doute la personne qu’elle devait transporter y était déjà installée, car les mantelets étaient soigneusement rabattus et fermés à clef…

D’Aspremont se plaça vivement en postillon.

Henri, à cheval, fit une dernière recommandation à Pardaillan.

– Nous irons au pas! tenez-vous à dix pas derrière la voiture et si quelqu’un veut approcher, n’hésitez pas… vous m’avez compris?

Pour toute réponse, Pardaillan montra l’épée nue qu’il tenait sous son manteau.

Il était en outre armé d’un pistolet et d’un poignard.

Sur un signe du maréchal, la grande porte de l’hôtel s’ouvrit; Henri prit la tête; la voiture suivit; Pardaillan se mit en marche, scrutant l’obscurité profonde de ses yeux perçants.

«Si nous sommes attaqués, se dit-il, ce ne sera sûrement pas aux abords de l’hôtel.»

À ce moment la voiture tournait dans une ruelle.

Un coup de feu retentit soudain et jeta un éclair dans la nuit.

– En avant! hurla le maréchal.

D’Aspremont, qui avait été visé sans être atteint, enfonça ses éperons dans les flancs du cheval conducteur, la voiture s’ébranla au galop, éveillant des échos de ferraille dans le quartier silencieux.

– Lâches! voleurs de femmes! rugit une voix rauque et altérée. Arrêtez! arrêtez!

La voiture et le maréchal fuyaient.

Cela s’était passé en une seconde…

À peine le coup de feu eût-il retenti, à peine le véhicule se fut-il lancé au galop, à peine ces quelques cris eurent-ils été jetés dans le silence, que Pardaillan aperçut une ombre qui courait derrière la voiture.

«Voilà le moment d’agir! songea-t-il. Ce truand ne se doute pas qu’il a beau courir, il y a quelqu’un derrière lui qui court aussi vite, qui va le rejoindre, et…»

Il jeta un regard sur la pointe de son épée, et il se lança en avant, à la poursuite de l’inconnu qui lui-même galopait éperdument, cherchant à rattraper le maréchal.

Cette course furieuse dura une minute.

Pardaillan atteignit l’inconnu, et, arrivant sur lui, lui porta un coup de pointe furieux.

Mais l’inconnu avait sans doute entendu courir derrière lui.

Au moment où Pardaillan arrivait, il se retourna, et un bond agile lui évita le coup terrible que lui destinait son agresseur.

Pardaillan profita de ce mouvement de l’inconnu pour se placer entre la voiture et lui.

Il lui barrait ainsi le chemin.

L’inconnu se rua en avant, la tête haute.

À l’instant même, les deux fers se croisèrent…

Les épées une fois engagées, les adversaires devinrent silencieux, chacun d’eux ayant reconnu en l’autre un escrimeur de force supérieure. L’obscurité était profonde, et c’est à peine s’ils se distinguaient. Les contacts du fer devaient donc leur suffire pour se guider. Et c’était sinistre, ce duel dans la nuit noire, ces deux ombres en arrêt, ce groupe confus où on ne voyait par instants qu’une étincelle d’acier, où on n’entendait que les deux respirations courtes et rauques.

Cependant, le vieux Pardaillan se tenait sur la réserve, son but étant simplement d’arrêter l’inconnu assez longtemps pour qu’il ne pût rejoindre la voiture dont le grondement se perdait au loin.

L’inconnu, au contraire, voulait absolument passer et passer vite.

Il tâta donc deux ou trois fois le fer de son adversaire, et au jugé, se fendit à fond dans un coup droit et violent.

On entendit ce froissement de fer qui ressemble au bruit de la soie qui se déchire:

Le coup était paré!

L’inconnu se jeta en avant tête baissée:

– Par Pilate! gronda-t-il.

– Par Barabbas! rugit au même instant Pardaillan.

Les deux jurons retentirent simultanément.

Et à peine les eurent-ils proférés que les deux épées se baissèrent ensemble, et que ce double cri se fit entendre:

– Mon père! s’écria l’inconnu.

– Mon fils! répondit le vieux Pardaillan.

Ils remirent leur épée au fourreau, non sans une sorte d’embarras chez le vieux Pardaillan et une sourde colère ou plutôt un désespoir concentré chez le jeune chevalier.

Il y eut une minute de silence, pendant laquelle le chevalier, prêtant l’oreille, essaya de percevoir un dernier bruit qui pût lui indiquer de quel côté s’était dirigé Damville.

Mais il n’entendit plus rien!…

– Perdues! murmura-t-il avec accablement.

Le vieux routier, pendant cette minute, avait cherché ce qu’il pourrait bien dire à son fils. Il sentait un vague besoin de se disculper et devinait instinctivement que le chevalier était en droit de lui faire des reproches.

Il se campa donc dans son attitude de dignité offensée et, le poing sur la hanche, commença l’attaque:

– Après une si longue absence, je vous retrouve, mon fils. Et comment vous retrouvé-je? Désobéissant pleinement à mes conseils que vous aviez juré de suivre, et que vous eussiez dû considérer comme des ordres! Je vous retrouve, dis-je, en flagrant délit de cette faiblesse d’âme contre laquelle j’avais eu soin de vous mettre en garde! Je vous retrouve, dis-je, vous mêlant de ce qui ne vous regarde pas, vous mettant en travers des larrons de haut vol capables de vous briser comme verre, vous intéressant à des gens qu’on enlève, essayant de secourir des inconnus qui ne crient même pas au secours. Enfin, je vous retrouve faisant tout justement le contraire de ce que vous deviez faire! Est-ce ainsi que vous avez profité de mes avis? Je vous avais commandé de vous défier des hommes, des femmes et de vous-même! Et vous voici faisant le chevalier errant. Triste métier, mon fils, et qui vous rapportera peu d’écus, encore moins de bonne renommée, et vous conduira tôt ou tard à la potence ou à l’échafaud. Car les hommes, mon fils, sont des bêtes féroces qu’étonne et humilie la pure vaillance mise au service des causes qui ne doivent rien rapporter. Le moins qui puisse vous arriver, c’est de passer pour fou, et que les gens de bon sens vous montrent du doigt en riant et se gaussant entre eux, et en disant de vous: «En voici un qui prétend se dévouer sans que cela lui rapporte. Il faut l’enfermer ou le tuer.

[26] Galimatias prétentieux.


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