– Oui, chère adorée, tu as ce serment!… Allons, allons, rassure-toi… bientôt, ces alarmes finiront…
Elle l’étreignit convulsivement dans ses bras. Ils échangèrent un dernier baiser, et, rapidement, le comte de Marillac s’éloigna dans la nuit.
Alice demeura une minute seule dans le jardin pour recueillir ses idées et envisager la situation avec cette froide intrépidité dont cette femme extraordinaire avait déjà donné tant de preuves.
Cette situation était effrayante, et, dans les visions qui traversèrent son cerveau avec l’incalculable rapidité des rêves, elle vit clairement, comme dans un jour livide, Déodat arrêté, torturé, mis à la roue, et finalement décapité.
En effet, Montmorency avait tout entendu. Cela, elle en était sûre. Il essaierait de nier, mais elle savait bien qu’il avait entendu. Tout!… D’abord le nom du comte, prononcé par Laura. Ensuite, ces confidences qui avaient échappé à son amour. Donc, le maréchal savait que le comte de Marillac complotait contre le roi de France, avec le prince de Condé, avec Henri de Navarre, avec Coligny, avec François de Montmorency!
Or, d’une part, le maréchal de Damville, attaché aux Guise, avait intérêt à dénoncer les huguenots.
D’autre part, sa haine contre son frère devait le pousser à cette dénonciation, même dans le cas où il eût voulu épargner les huguenots.
Cette haine était bien connue d’Alice.
Elle connaissait également les attaches secrètes d’Henri avec les Guise.
La conclusion dans le terrible syllogisme qu’elle échafaudait fut d’une clarté d’éclair:
En sortant d’ici, le maréchal ira au Louvre et dénoncera tout, son frère, Coligny, Condé, Navarre.
Le reste lui apparut dans le même éclair sinistre:
Déodat dénoncé comme les autres! c’était la mort…
Quoi! tout ce qu’elle aimait, son unique et dernier espoir, sa raison de vivre encore, cet homme allait mourir…
Voilà quelles furent les réflexions d’Alice de Lux dans le petit jardin, au moment où le comte de Marillac s’éloignait si heureux, si épris, si content d’avoir donné à la bien-aimée une telle preuve de confiance et d’amour.
À cette situation, il n’y avait pas d’issue possible.
Le front dans les deux mains, les dents serrées, Alice lutta quelques secondes à peine contre l’horrible nécessité qui se présentait à elle:
Supprimer la possibilité de la dénonciation en supprimant le dénonciateur possible.
Bientôt son esprit fut prêt. Le meurtre fut accepté, décidé.
Alors, elle devint étonnamment calme, après une rapide période des frissons de sa chair révoltée contre l’effusion du sang.
Elle rentra dans la maison; et, rappelons-le, tout ce débat avec elle-même avait à peine duré une minute. La mort de Montmorency lui apparut en même temps, pour ainsi dire, que la mort de Déodat. Elle se vit poignardant le maréchal au moment même où elle vit son ami, son aimé, montant à l’échafaud.
Alice rentra et, dans la pièce d’où sortait Déodat, décrocha rapidement un court poignard acéré, solide, non un joujou de femme, mais l’arme meurtrière avec sa pointe presque triangulaire, sa lame épaisse, son manche bien en main.
Elle plaça l’arme dans sa main, comme elle avait vu faire à des Espagnols quand elle était à la cour de Jeanne d’Albret: la lame cachée dans la manche du vêtement flottant, la pointe en haut. En sorte que, dans un brusque mouvement, il n’y avait qu’à lever le bras pour que ce bras se trouvât armé.
Alors, sans une faiblesse, sans pâleur, elle alla au cabinet où Henri était enfermé et l’ouvrit de la main gauche.
Le maréchal était de taille élevée.
À cause de cela, elle avait résolu de le frapper quand ils seraient assis tous les deux, l’un en face de l’autre, causant bien tranquillement. Alors, elle se lèverait soudain, et frapperait l’homme qu’elle se trouverait dominer un instant.
– Attention, se dit-elle, il va nier, soutenir qu’il n’a pas écouté; et tandis qu’il sera bien occupé à me le prouver, le moment sera propice…
Le premier mot du maréchal de Damville fut:
– Je dois vous prévenir, Alice, que j’ai entendu tout ce qui s’est dit ici.
Elle demeura comme stupide. Elle avait tout prévu, hormis cela.
Un geste d’effarement lui échappa. Dans le mouvement de la manche flottante, le maréchal vit luire le poignard…
Une seconde, il fut comme pensif. Puis, avançant d’un pas, il dit tranquillement:
– Je dois vous dire aussi que j’ai sur moi une cotte de maille qui ne me quitte jamais et contre laquelle s’émousserait votre poignard. Ainsi, Alice, il serait inutile que vous tentiez de me tuer.
Alice recula vivement jusqu’à la porte de sortie qu’elle ferma. Elle s’appuya contre cette porte, et répondit:
– Je regrette que vous m’ayez devinée, car cela va m’obliger à une lutte répugnante où je risque d’avoir le dessous, mais je suis forcée de vous tuer. Ainsi, monsieur, je vais vous attaquer. J’aime mieux mourir sous vos coups que de vous laisser sortir d’ici vivant.
Elle cessa dès lors de dissimuler son poignard, elle l’emmancha solidement dans sa main; et, les bras croisés, appuyée de dos à la porte, un peu pâle seulement dans sa longue robe de laine blanche, elle fixa sur le maréchal un regard intrépide.
Henri de Montmorency eut un geste d’admiration.
Et s’il faut le dire, cette admiration réelle n’allait pas tant à la bravoure de la jeune femme pétrifiée dans une attitude de guerre, qu’à la beauté fulgurante qui l’illuminait en ce moment tragique.
Puis, ramenant les yeux autour de lui, par une sorte de prudence, il se plaça de façon que la table demeurât entre Alice et lui.
– Alice, dit-il sourdement, le résultat d’une lutte entre nous deux ne saurait être douteux.
– Je le sais! fit-elle avec un calme prodigieux; tuez-moi donc; vous ou moi, il faut que l’un des deux meure ici.
– Je ne vous tuerai point, et vous ne me tuerez point. Si je dois porter les mains sur vous pour me livrer passage, je me contenterai de vous désarmer, et je passerai sans vous faire grand mal; du moins, je l’espère. En tout cas, n’espérez pas que je vous tuerai.
Elle tressaillit. Par ce mot, le maréchal indiquait qu’il avait compris son désespoir.
– Mais, continua-t-il, si vous m’obligez à des violences, je vous déclare que, le seuil de cette maison franchi, je me croirai libre de faire tel usage qui me conviendra des secrets que j’ai surpris.
Un tremblement agita la jeune femme. Mais ce fut court. Elle reprit aussitôt sa pose de défi, et ses yeux se strièrent d’éclaboussures rouges.
De sa même voix patiente, lente et forte, Henri continua:
– Au contraire, si nous parvenons à nous entendre, je me croirai engagé à un oubli absolu, et sur la foi de ma parole qui jamais ne fut donnée en vain, vous pourrez reprendre toute sécurité… Attendez, Alice, ne bougez pas de votre place, pas plus que je ne bouge de la mienne, laissez-moi vous expliquer toute ma pensée, et vous jugerez ensuite… Voyons, si je vous engageais ma parole d’oublier?
Elle secoua rudement la tête.
Dans ce mouvement, ses cheveux se dénouèrent et tombèrent sur ses épaules.
– Je ne crois pas à votre parole, fit-elle, à mots brefs et rauques; vous seriez Dieu que je n’y croirais pas!
Henri pâlit légèrement.
Il commença à éprouver comme une terreur sourde, devant cette femme décidée à mourir où à tuer.
Il respira péniblement et reprit:
– Et si je vous donnais un gage? Un gage vivant! Écoutez, causons en amis. J’étais venu vous demander un service. Je vais vous dire toute ma pensée telle qu’elle était tout à l’heure et telle qu’elle est maintenant. Vous m’écoutez attentivement, n’est-ce pas?… Oui… je vois cela à la contraction de vos sourcils… Donc, voici, Alice: Je devine en vous un furieux désespoir d’amour. Vous avez été ma maîtresse. Je vous ai toujours vue alors un peu froide, et vous intéressant à peine aux questions de cœur. Or, vous voici bien changée. Pour que vous ayez pris vis-à-vis de moi l’attitude que vous avez, il faut que vous aimiez de toute votre âme, de tout votre esprit, de toute votre chair! Alice, vous supposez que je veux me servir de ce que j’ai entendu. Je vous le déclare: vous ne voulez sauver ni le roi de Navarre, ni M. de Coligny, ni le prince de Condé, ni… mon frère! Vous voulez sauver le comte de Marillac. Qui est cet homme? Je l’ignore. Cet homme, Alice, c’est simplement à mes yeux l’homme qu’en ce moment vous aimez plus que votre vie, pour lequel vous voulez mourir!… Il y a toujours eu en vous, tant que j’ai eu l’honneur d’être votre amant, un côté ténébreux qui parfois m’a inquiété. Mais, à cette heure, je lis aussi clairement dans votre âme que si vos sentiments étaient les sentiments mêmes de mon âme. Vous aimez passionnément, prodigieusement, furieusement vous êtes tout amour ardent, intrépide, sauvage même, si je puis dire!