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Elle le regardait d’un regard étincelant, farouche, insoutenable.

Et pendant qu’il parlait, elle n’avait d’autre souci que de le surveiller pour qu’il ne fît pas quelque brusque tentative.

Il reprit après un instant de silence:

– Alice, il est nécessaire que vous me répondiez; car si par hasard je me trompais, ce que j’ai à vous dire n’aurait plus de signification. Alice, vous ai-je bien comprise? Êtes-vous bien dans cet état de désespoir profond et d’amour absolu que je viens de peindre?

Elle répondit avec une sorte de soupir terrible:

– Oui. C’est bien ainsi que j’aime. Et c’est bien l’homme que vous dites que j’aime ainsi. Oui, j’en suis bien à cette période de désespoir où il faut mourir ou tuer.

– Bon. Nous allons donc nous entendre! Alice, voulez-vous un instant vous distraire de vous-même, et essayer de plonger un regard lucide dans l’âme de l’homme qui est devant vous?…

Elle haussa les épaules, avec une indifférence superbe.

– C’est nécessaire, reprit Henri. Voulez-vous vous demander pourquoi je suis si patient, moi, le soldat sans patience, moi, le chef habitué à tout voir trembler et plier devant lui! Voulez-vous vous demander pourquoi je m’exerce à être éloquent, moi qui suivant mon tempérament, devrais déjà vous avoir jetée hors d’ici! Pourquoi j’ai besoin de vous! Pourquoi enfin et surtout, j’ai si bien compris votre désespoir et votre amour!

Pour la première fois depuis le commencement de cet entretien, vraiment funèbre dans sa marche comme il paraissait calme dans ses apparences, une lueur humaine parut dans le regard fixe et farouche d’Alice.

Le maréchal saisit cette lueur.

– Je commence à vous intéresser, dit-il. Je vous intéresserai davantage tout à l’heure. Aux questions que je viens de poser, je vais répondre moi-même. Cela va me torturer et me déchirer le cœur. Mais il le faut! Il le faut, Alice, non pas pour vous prouver que votre amant n’a rien à redouter de moi, mais pour obtenir votre aide qui m’est indispensable… Pourquoi je suis patient, moi le soldat qu’on dit féroce? Pourquoi j’ai compris votre amour, moi qui ai toujours fait profession de mépriser l’amour? C’est que j’aime, Alice!… C’est que mon amour est aussi ardent, aussi furieux que le vôtre, et que mon désespoir, à moi, est si profond, si insondable, que j’en ai le vertige quand je n’arrive pas à en détourner mon esprit… Car l’homme que vous aimez vous aime, vous! Et la femme que j’aime me déteste, me méprise, me hait! Car vous inspirez amour pour amour, et moi je n’inspire qu’épouvante et horreur…

Le maréchal s’arrêta, en proie à une émotion si violente et si communicative qu’Alice en trembla.

Un revirement se fit en elle.

Lentement, elle décroisa ses bras qui retombèrent le long de ses hanches puissantes.

Les doigts crispés sur le poignard se détendirent.

L’arme glissa sur le parquet avec un bruit vibrant.

Henri de Montmorency, s’il eût joué la comédie de la douleur, eût souri de son triomphe. Avoir, par la seule suggestion de sa parole, par le seul exposé de son désespoir, bouleversé les idées d’une femme telle qu’Alice, avoir changé sa pensée de meurtre en une pensée de pitié, c’était une belle victoire…

Mais Henri était sincère. Et c’était cette sincérité qui désarmait Alice. Elle ne se fut pas laissée prendre à une comédie, elle qui devinait la vraie pensée de la comédienne la plus étonnante de ce temps: Catherine de Médicis!

Mais du moment qu’elle put mesurer la profondeur de l’amour et du désespoir d’Henri, elle comprit qu’elle pouvait traiter de gré à gré avec cet homme.

Elle s’avança vers lui la main tendue.

Le maréchal de Damville saisit cette main. Tout entier à l’évocation de son amour, étonné peut-être d’avoir éclairé à ses propres yeux cet amour dont il ne s’était jamais entretenu avec personne, il en venait à oublier le but de sa visite.

Il souffrit cruellement à cette minute. Et lorsqu’il saisit la main d’Alice, un sanglot râla dans sa gorge, deux larmes que la honte évapora à l’instant brûlèrent ses paupières.

Et ils étaient l’un en face de l’autre comme deux damnés de l’amour.

– Asseyez-vous, monsieur le maréchal, dit-elle doucement, et soyez persuadé que le secret de votre douleur ne sortira jamais de mon cœur.

– Je vous remercie, dit-il d’une voix sourde, en cherchant à reprendre son sang-froid.

Ils s’assirent l’un devant l’autre et se regardèrent avec une égale expression de pitié; ce criminel et cette espionne éprouvèrent un de ces rares rafraîchissements d’âme qui apaisent un instant les brûlures les plus atroces…

Le maréchal, plus calme, continua:

– Si je n’avais pas surpris votre secret, si je ne vous avais pas vue décidée à mourir, ou à tuer, je ne vous eusse pas parlé de cet amour qui me ravage. Il se trouve maintenant que le service que je venais vous demander devient une garantie pour vous, comme votre secret devient une garantie pour moi. Je m’explique.

Vous êtes une de ces femmes supérieures par l’intelligence à qui on peut tout dire. J’ai été votre amant. Mais vous savez très bien que je ne vous aimais pas; vous avez été ma maîtresse sans m’aimer. Je ne sais quel était votre but en vous donnant à moi. Mais mon but à moi, était de me distraire de l’affreuse passion que je traîne depuis seize ans. Pardonnez-moi de vous parler avec cette franchise brutale… elle est nécessaire.

Alice eut un geste d’indifférence.

– Or, voici ce qui arrive, poursuivit le maréchal. Je me suis emparé de la femme que j’aime, et je la détiens prisonnière avec sa fille dans mon hôtel. Pour huit jours, moins peut-être, il faut que cette femme habite hors de chez moi, et cependant je veux être sûr qu’elle ne m’échappera pas. Je venais vous demander le service…

– De me constituer sa gardienne! interrompit Alice dans un mouvement de révolte.

– Oui, répondit violemment le maréchal.

De nouveau, ils se mesurèrent du regard.

La pitié qui les avait rapprochés s’évanouit.

La lutte reprenait sous une nouvelle forme.

– Écoutez-moi bien, dit le maréchal: si je n’avais pas surpris votre secret, je vous eusse demandé cela en déguisant la vérité; j’eusse inventé une fable. Maintenant, tout cela est inutile. Je vous dis: troc pour troc, aidez-moi dans mon amour, je vous aide dans le vôtre. Je précise: gardez chez vous la femme que j’aime, et je me tais sur le complot de votre amant. Vous voyez bien que je vous donne une garantie, un otage… Si je vous trahis… Si je livre votre amant, vous pouvez faire de moi l’homme le plus malheureux du royaume en prévenant le maréchal de Montmorency que Jeanne de Piennes se trouve chez vous, que Jeanne de Piennes est innocente du crime dont je l’ai accusée! que Jeanne de Piennes n’a cessé d’aimer François… mon frère!…

Ces foudroyantes révélations, faites d’une voix farouche, produisirent sur Alice une indicible impression.

À leur aveuglante clarté, elle comprit le drame effroyable qui s’était déroulé dans la maison des Montmorency.

Et à la pensée de jouer dans ce drame le rôle odieux qu’on lui destinait, elle frémit d’horreur.

– Cela vous étonne, n’est-ce pas? fit Henri, que j’aime la femme de mon frère! que j’aie réussi à les séparer! que je poursuive encore cette femme de ma passion! Cela m’étonne bien plus moi-même. Cela est. Je n’y puis rien. Maintenant, voici le marché: gardez-moi Jeanne de Piennes, gardez-la moi fidèlement, soyez une gardienne prudente, forte, insensible, incorruptible… ou sinon…

– Ou sinon? interrogea Alice blême d’angoisse.

– En sortant d’ici, je dénonce votre amant, Marillac, et je l’envoie à l’échafaud.

Et comme elle demeurait éperdue, palpitante, revenant peut-être à sa pensée de meurtre, pensée de suicide, il ajouta:

– Nous nous tenons l’un l’autre. Je vous livre un otage. Je prends la vie de votre amant en garantie. Voyez. Réfléchissez. Aimez-vous assez votre amant pour le sauver au prix d’une action honteuse? Si vous ne consentez pas, c’est que vous n’aimez pas!

– Moi! rugit-elle. Moi! ne pas l’aimer! Mais pour le sauver, je brûlerais Paris.

– Donc, vous acceptez!… Laissez votre poignard tranquille. Vous aimez trop pour vous frapper. Et quant à me frapper, moi, voyez!…

Il découvrit sa poitrine, et Alice entrevit la fine cotte de mailles d’acier serré qui le couvrait jusqu’au cou.

Alice de Lux se leva.

Elle tordit ses mains.

Ses yeux fulgurants se levèrent au ciel, sa bouche se crispa comme pour une imprécation.

– Ô mon amour! gronda-t-elle, échevelée, terrible, hideuse et sublime; ô mon Déodat, pour toi, je descendrai le dernier échelon de l’infamie… je n’étais encore qu’espionne, je me ferai geôlière!

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