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Une vaste salle, fraîche et claire, occupait le rez-de-chaussée de la maison construite en forts madriers disposés horizontalement. Quelques bancs de bois rivés aux murailles peintes de couleurs gaies, une dizaine d’escabeaux, deux bahuts en chêne où s’étalaient une faïence blanche et des brocs d’étain brillant, une large et longue table à laquelle vingt convives se seraient assis à l’aise, formaient un ameublement digne de la solide maison et de ses robustes habitants.

Le dîner de midi était servi. La soupière fumait entre le rosbeef et le gigot de mouton, entourés de larges assiettes d’olives, de raisins et d’oranges; le nécessaire était là; le superflu ne manquait pas.

L’hôte et l’hôtesse avaient un air si engageant, la table à l’aspect tentateur était si vaste et si abondamment fournie, qu’il eût été malséant de ne point s’y asseoir. Déjà les domestiques de la ferme, les égaux de leur maître, venaient y partager leur repas. Paddy O’Moore indiqua de la main la place réservée aux étrangers.

«Je vous attendais, dit-il simplement à lord Glenarvan.

– Vous? répondit celui-ci fort surpris.

– J’attends toujours ceux qui viennent», répondit l’irlandais.

Puis, d’une voix grave, pendant que sa famille et ses serviteurs se tenaient debout respectueusement, il récita le bénédicité. Lady Helena se sentit tout émue d’une si parfaite simplicité de mœurs, et un regard de son mari lui fit comprendre qu’il l’admirait comme elle.

On fit fête au repas. La conversation s’engagea sur toute la ligne. D’écossais à irlandais, il n’y a que la main. La Tweed, large de quelques toises, creuse un fossé plus profond entre l’écosse et l’Angleterre que les vingt lieues du canal d’Irlande qui séparent la vieille Calédonie de la verte Erin. Paddy O’Moore raconta son histoire.

C’était celle de tous les émigrants que la misère chasse de leur pays. Beaucoup viennent chercher au loin la fortune, qui n’y trouvent que déboires et malheurs. Ils accusent la chance, oubliant d’accuser leur inintelligence, leur paresse et leurs vices. Quiconque est sobre et courageux, économe et brave, réussit.

Tel fut et tel était Paddy O’Moore. Il quitta Dundalk, où il mourait de faim, emmena sa famille vers les contrées australiennes, débarqua à Adélaïde, dédaigna les travaux du mineur pour les fatigues moins aléatoires de l’agriculteur, et, deux mois après, il commença son exploitation, si prospère aujourd’hui.

Tout le territoire de l’Australie du sud est divisé par portions d’une contenance de quatre-vingts acres chacune. Ces divers lots sont cédés aux colons par le gouvernement, et par chaque lot un laborieux agriculteur peut gagner de quoi vivre et mettre de côté une somme nette de quatre-vingts livres sterling.

Paddy O’Moore savait cela. Ses connaissances agronomiques le servirent fort. Il vécut, il économisa, et acquit de nouveaux lots avec les profits du premier. Sa famille prospéra, son exploitation aussi. Le paysan irlandais devint propriétaire foncier, et quoique son établissement ne comptât pas encore deux ans d’existence, il possédait alors cinq cents acres d’un sol vivifié par ses soins, et cinq cents têtes de bétail. Il était son maître, après avoir été l’esclave des européens, et indépendant comme on peut l’être dans le plus libre pays du monde.

Ses hôtes, à ce récit de l’émigrant irlandais, répondirent par de sincères et franches félicitations.

Paddy O’Moore, son histoire terminée, attendait, sans doute confidences pour confidences, mais sans les provoquer. Il était de ces gens discrets qui disent: voilà ce que je suis, mais je ne vous demande pas qui vous êtes. Glenarvan, lui, avait un intérêt immédiat à parler du Duncan, de sa présence au cap Bernouilli, et des recherches qu’il poursuivait avec une infatigable persévérance. Mais, en homme qui va droit au but, il interrogea d’abord Paddy O’Moore sur le naufrage du Britannia.

La réponse de l’irlandais ne fut pas favorable. Il n’avait jamais entendu parler de ce navire. Depuis deux ans, aucun bâtiment n’était venu se perdre à la côte, ni au-dessus du cap, ni au-dessous. Or, la catastrophe datait de deux années seulement. Il pouvait donc affirmer avec la plus entière certitude que les naufragés n’avaient pas été jetés sur cette partie des rivages de l’ouest.

«Maintenant, mylord, ajouta-t-il, je vous demanderai quel intérêt vous avez à m’adresser cette question.»

Alors, Glenarvan raconta au colon l’histoire du document, le voyage du yacht, les tentatives faites pour retrouver le capitaine Grant; il ne cacha pas que ses plus chères espérances tombaient devant des affirmations aussi nettes, et qu’il désespérait de retrouver jamais les naufragés du Britannia.

De telles paroles devaient produire une douloureuse impression sur les auditeurs de Glenarvan. Robert et Mary étaient là qui l’écoutaient, les yeux mouillés de larmes. Paganel ne trouvait pas un mot de consolation et d’espoir. John Mangles souffrait d’une douleur qu’il ne pouvait adoucir. Déjà le désespoir envahissait l’âme de ces hommes généreux que le Duncan venait de porter inutilement à ces lointains rivages, quand ces paroles se firent entendre:

«Mylord, louez et remerciez Dieu. Si le capitaine Grant est vivant, il est vivant sur la terre australienne!»

Chapitre VII

Ayrton

La surprise que produisirent ces paroles ne saurait se dépeindre. Glenarvan s’était levé d’un bond, et, repoussant son siège:

«Qui parle ainsi? s’écria-t-il.

– Moi, répondit un des serviteurs de Paddy O’Moore, assis au bout de la table.

– Toi, Ayrton! dit le colon, non moins stupéfait que Glenarvan.

– Moi, répondit Ayrton d’une voix émue, mais ferme, moi, écossais comme vous, mylord, moi, un des naufragés du Britannia!»

Cette déclaration produisit un indescriptible effet.

Mary Grant, à demi pâmée par l’émotion, à demi mourante de bonheur, cette fois, se laissa aller dans les bras de lady Helena. John Mangles, Robert, Paganel, quittant leur place, se précipitèrent vers celui que Paddy O’Moore venait de nommer Ayrton.

C’était un homme de quarante-cinq ans, d’une rude physionomie, dont le regard très brillant se perdait sous une arcade sourcilière profondément enfoncée.

Sa vigueur devait être peu commune, malgré la maigreur de son corps. Il était tout os et tout nerfs, et, suivant une expression écossaise, il ne perdait pas son temps à faire de la chair grasse.

Une taille moyenne, des épaules larges, une allure décidée, une figure pleine d’intelligence et d’énergie, quoique les traits en fussent durs, prévenaient en sa faveur. La sympathie qu’il inspirait était encore accrue par les traces d’une récente misère empreinte sur son visage. On voyait qu’il avait souffert et beaucoup, bien qu’il parût homme à supporter les souffrances, à les braver, à les vaincre.

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