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– Mais le Scotia qui nous porte, un bon navire dont on m’a vanté les qualités physiques non moins que les qualités morales de son commandant, le brave capitaine Burton. Seriez-vous parent du grand voyageur africain de ce nom? Un homme audacieux. Mes compliments, alors!

– Monsieur, reprit John Mangles, non seulement je ne suis pas parent du voyageur Burton, mais je ne suis même pas le capitaine Burton.

– Ah! fit l’inconnu, c’est donc au second du Scotia, Mr Burdness, que je m’adresse en ce moment?

– Mr Burdness?» répondit John Mangles qui commençait à soupçonner la vérité.

Seulement, avait-il affaire à un fou ou à un étourdi? Cela faisait question dans son esprit, et il allait s’expliquer catégoriquement, quand lord Glenarvan, sa femme et miss Grant remontèrent sur le pont.

L’étranger les aperçut, et s’écria:

«Ah! Des passagers! Des passagères! Parfait. J’espère, Monsieur Burdness, que vous allez me présenter…»

Et s’avançant avec une parfaite aisance, sans attendre l’intervention de John Mangles:

«Madame, dit-il à miss Grant, miss, dit-il à lady Helena, monsieur… Ajouta-t-il en s’adressant à lord Glenarvan.

– Lord Glenarvan, dit John Mangles.

– Mylord, reprit alors l’inconnu, je vous demande pardon de me présenter moi-même; mais, à la mer, il faut bien se relâcher un peu de l’étiquette; j’espère que nous ferons rapidement connaissance, et que dans la compagnie de ces dames la traversée du Scotia nous paraîtra aussi courte qu’agréable.»

Lady Helena et miss Grant n’auraient pu trouver un seul mot à répondre. Elles ne comprenaient rien à la présence de cet intrus sur la dunette du Duncan.

«Monsieur, dit alors Glenarvan, à qui ai-je l’honneur de parler?

– À Jacques-Éliacin-François-Marie Paganel, secrétaire de la société de géographie de Paris, membre correspondant des sociétés de Berlin, de Bombay, de Darmstadt, de Leipzig, de Londres, de Pétersbourg, de Vienne, de New-York, membre honoraire de l’institut royal géographique et ethnographique des Indes orientales, qui, après avoir passé vingt ans de sa vie à faire de la géographie de cabinet, a voulu entrer dans la science militante, et se dirige vers l’Inde pour y relier entre eux les travaux des grands voyageurs.»

Chapitre VII D’où vient et où va Jacques Paganel

Le secrétaire de la société de géographie devait être un aimable personnage, car tout cela fut dit avec beaucoup de grâce. Lord Glenarvan, d’ailleurs, savait parfaitement à qui il avait affaire; le nom et le mérite de Jacques Paganel lui étaient parfaitement connus; ses travaux géographiques, ses rapports sur les découvertes modernes insérés aux bulletins de la société, sa correspondance avec le monde entier, en faisaient l’un des savants les plus distingués de la France. Aussi Glenarvan tendit cordialement la main à son hôte inattendu.

«Et maintenant que nos présentations sont faites, ajouta-t-il, voulez-vous me permettre, Monsieur Paganel, de vous adresser une question?

– Vingt questions, mylord, répondit Jacques Paganel; ce sera toujours un plaisir pour moi de m’entretenir avec vous.

– C’est avant-hier soir que vous êtes arrivé à bord de ce navire?

– Oui, mylord, avant-hier soir, à huit heures. J’ai sauté du caledonian-railway dans un cab, et du cab dans le Scotia, où j’avais fait retenir de Paris la cabine numéro six. La nuit était sombre. Je ne vis personne à bord. Or, me sentant fatigué par trente heures de route, et sachant que pour éviter le mal de mer c’est une précaution bonne à prendre de se coucher en arrivant et de ne pas bouger de son cadre pendant les premiers jours de la traversée, je me suis mis au lit incontinent, et j’ai consciencieusement dormi pendant trente-six heures, je vous prie de le croire.»

Les auditeurs de Jacques Paganel savaient désormais à quoi s’en tenir sur sa présence à bord.

Le voyageur français, se trompant de navire, s’était embarqué pendant que l’équipage du Duncan assistait à la cérémonie de Saint-Mungo. Tout s’expliquait. Mais qu’allait dire le savant géographe, lorsqu’il apprendrait le nom et la destination du navire sur lequel il avait pris passage?

«Ainsi, Monsieur Paganel, dit Glenarvan, c’est Calcutta que vous avez choisi pour point de départ de vos voyages?

– Oui, mylord. Voir l’Inde est une idée que j’ai caressée pendant toute ma vie. C’est mon plus beau rêve qui va se réaliser enfin dans la patrie des éléphants et des taugs.

– Alors, Monsieur Paganel, il ne vous serait point indifférent de visiter un autre pays?

– Non, mylord, cela me serait désagréable, car j’ai des recommandations pour lord Sommerset, le gouverneur général des indes, et une mission de la société de géographie que je tiens à remplir.

– Ah! vous avez une mission?

– Oui, un utile et curieux voyage à tenter, et dont le programme a été rédigé par mon savant ami et collègue M Vivien De Saint-Martin. Il s’agit, en effet, de s’élancer sur les traces des frères Schlaginweit, du colonel Waugh, de Webb, d’Hodgson, des missionnaires Huc et Gabet, de Moorcroft, de M Jules Remy, et de tant d’autres voyageurs célèbres. Je veux réussir là où le missionnaire Krick a malheureusement échoué en 1846; en un mot, reconnaître le cours du Yarou-Dzangbo-Tchou, qui arrose le Tibet pendant un espace de quinze cents kilomètres, en longeant la base septentrionale de l’Himalaya, et savoir enfin si cette rivière ne se joint pas au Brahmapoutre dans le nord-est de l’Assam. La médaille d’or, mylord, est assurée au voyageur qui parviendra à réaliser ainsi l’un des plus vifs desiderata de la géographie des Indes.»

Paganel était magnifique. Il parlait avec une animation superbe. Il se laissait emporter sur les ailes rapides de l’imagination. Il eût été aussi impossible de l’arrêter que le Rhin aux chutes de Schaffouse.

«Monsieur Jacques Paganel, dit lord Glenarvan, après un instant de silence, c’est là certainement un beau voyage et dont la science vous sera fort reconnaissante; mais je ne veux pas prolonger plus longtemps votre erreur, et, pour le moment du moins, vous devez renoncer au plaisir de visiter les Indes.

– Y renoncer! Et pourquoi?

– Parce que vous tournez le dos à la péninsule indienne.

– Comment! Le capitaine Burton…

– Je ne suis pas le capitaine Burton, répondit John Mangles.

– Mais le Scotia?

– Mais ce navire n’est pas le Scotia

L’étonnement de Paganel ne saurait se dépeindre.

Il regarda tour à tour lord Glenarvan, toujours sérieux, lady Helena et Mary Grant, dont les traits exprimaient un sympathique chagrin, John Mangles qui souriait, et le major qui ne bronchait pas; puis, levant les épaules et ramenant ses lunettes de son front à ses yeux:

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