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– Pourquoi pas la viande des animaux? dit Glenarvan.

– Parce qu’ils n’ont pas d’animaux, répondit Paganel, et il faut le savoir, non pour excuser, mais pour expliquer leurs habitudes de cannibalisme. Les quadrupèdes, les oiseaux mêmes sont rares dans ce pays inhospitalier. Aussi les maoris, de tout temps, se sont-ils nourris de chair humaine. Il y a même des «saisons à manger les hommes», comme dans les contrées civilisées, des saisons pour la chasse. Alors ont lieu les grandes battues, c’est-à-dire les grandes guerres, et des peuplades entières sont servies sur la table des vainqueurs.

– Ainsi, dit Glenarvan, selon vous, Paganel, l’anthropophagie ne disparaîtra que le jour où les moutons, les bœufs et les porcs pulluleront dans les prairies de la Nouvelle-Zélande.

– Évidemment, mon cher lord, et encore faudra-t-il des années pour que les maoris se déshabituent de la chair zélandaise qu’ils préfèrent à toute autre, car les fils aimeront longtemps ce que leurs pères ont aimé. À les en croire, cette chair a le goût de la viande de porc, mais avec plus de fumet. Quant à la chair blanche, ils en sont moins friands, parce que les blancs mêlent du sel à leurs aliments, ce qui leur donne une saveur particulière peu goûtée des gourmets.

– Ils sont difficiles! dit le major. Mais cette chair blanche ou noire, la mangent-ils crue ou cuite?

– Eh! Qu’est-ce que cela vous fait, Monsieur Mac Nabbs? s’écria Robert.

– Comment donc, mon garçon, répondit sérieusement le major, mais si je dois jamais finir sous la dent d’un anthropophage, j’aime mieux être cuit!

– Pourquoi?

– Pour être sûr de ne pas être dévoré vivant!

– Bon! Major, reprit Paganel, mais si c’est pour être cuit vivant!

– Le fait est, répondit le major, que je n’en donnerais pas le choix pour une demi-couronne.

– Quoi qu’il en soit, Mac Nabbs, et si cela peut vous être agréable, répliqua Paganel, apprenez que les néo-zélandais ne mangent la chair que cuite ou fumée. Ce sont des gens bien appris et qui se connaissent en cuisine. Mais, pour mon compte, l’idée d’être mangé m’est particulièrement désagréable! Terminer son existence dans l’estomac d’un sauvage, pouah!

– Enfin, de tout ceci, dit John Mangles, il résulte qu’il ne faut pas tomber entre leurs mains. Espérons aussi qu’un jour le christianisme aura aboli ces monstrueuses coutumes.

– Oui, nous devons l’espérer, répondit Paganel; mais, croyez-moi, un sauvage qui a goûté de la chair humaine y renoncera difficilement. Jugez-en par les deux faits que voici.

– Voyons les faits, Paganel, dit Glenarvan.

– Le premier est rapporté dans les chroniques de la société des jésuites au Brésil. Un missionnaire portugais rencontra un jour une vieille brésilienne très malade. Elle n’avait plus que quelques jours à vivre. Le jésuite l’instruisit des vérités du christianisme, que la moribonde admit sans discuter. Puis, après la nourriture de l’âme, il songea à la nourriture du corps, et il offrit à sa pénitente quelques friandises européennes. «Hélas! répondit la vieille, mon estomac ne peut supporter aucune espèce d’aliments. Il n’y a qu’une seule chose dont je voudrais goûter; mais, par malheur, personne ici ne pourrait me la procurer. – Qu’est-ce donc? demanda le jésuite. – Ah! Mon fils! C’est la main d’un petit garçon! Il me semble que j’en grignoterais les petits os avec plaisir!»

– Ah çà! Mais c’est donc bon? demanda Robert.

– Ma seconde histoire va te répondre, mon garçon, reprit Paganel. Un jour, un missionnaire reprochait à un cannibale cette coutume horrible et contraire aux lois divines de manger de la chair humaine. «Et puis ce doit être mauvais! Ajouta-t-il. – Ah! mon père! répondit le sauvage en jetant un regard de convoitise sur le missionnaire, dites que Dieu le défend! Mais ne dites pas que c’est mauvais! Si seulement vous en aviez mangé!…»

Chapitre VII Où l’on accoste enfin une terre qu’il faudrait éviter

Les faits rapportés par Paganel étaient indiscutables.

La cruauté des néo-zélandais ne pouvait être mise en doute. Donc, il y avait danger à descendre à terre.

Mais eût-il été cent fois plus grand, ce danger, il fallait l’affronter. John Mangles sentait la nécessité de quitter sans retard un navire voué à une destruction prochaine. Entre deux périls, l’un certain, l’autre seulement probable, pas d’hésitation possible.

Quant à cette chance d’être recueilli par un bâtiment, on ne pouvait raisonnablement y compter. Le Macquarie n’était pas sur la route des navires qui cherchent les atterrages de la Nouvelle-Zélande.

Ils se rendent ou plus haut à Auckland, ou plus bas à New-Plymouth. Or, l’échouage avait eu lieu précisément entre ces deux points, sur la partie déserte des rivages d’Ika-Na-Maoui. Côte mauvaise, dangereuse, mal hantée. Les bâtiments n’ont d’autre souci que de l’éviter, et, si le vent les y porte, de s’en élever au plus vite.

«Quand partirons-nous? demanda Glenarvan.

– Demain matin, à dix heures, répondit John Mangles. La marée commencera à monter et nous portera à terre.»

Le lendemain, 5 février, à huit heures, la construction du radeau était achevée. John avait donné tous ses soins à l’établissement de l’appareil.

La hune de misaine, qui servit au mouillage des ancres, ne pouvait suffire à transporter des passagers et des vivres. Il fallait un véhicule solide, dirigeable, et capable de résister à la mer pendant une navigation de neuf milles. La mâture seule pouvait fournir les matériaux nécessaires à sa construction.

Wilson et Mulrady s’étaient mis à l’œuvre. Le gréement fut coupé à la hauteur des capes de mouton, et sous les coups de hache, le grand mât, attaqué par le pied, passa par-dessus les bastingages de tribord qui craquèrent sous sa chute. Le Macquarie se trouvait alors rasé comme un ponton.

Le bas mât, les mâts de hune et de perroquet furent sciés et séparés. Les principales pièces du radeau flottaient alors. On les réunit aux débris du mât de misaine, et ces espars furent liés solidement entre eux. John eut soin de placer dans les interstices une demi-douzaine de barriques vides, qui devaient surélever l’appareil au-dessus de l’eau.

Sur cette première assise fortement établie, Wilson avait posé une sorte de plancher en claire-voie fait de caillebotis. Les vagues pouvaient donc déferler sur le radeau sans y séjourner, et les passagers devaient être à l’abri de l’humidité. D’ailleurs, des pièces à eau, solidement saisies, formaient une espèce de pavois circulaire qui protégeait le pont contre les grosses lames.

Ce matin-là, John, voyant le vent favorable, fit installer au centre de l’appareil la vergue du petit perroquet en guise de mât. Elle fut maintenue par des haubans et munie d’une voile de fortune. Un grand aviron à large pelle, fixé à l’arrière, permettait de gouverner l’appareil, si le vent lui imprimait une vitesse suffisante.

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