Glenarvan, après cette réponse formelle, n’avait rien à faire au fort indépendance. Ses amis et lui se retirèrent donc, non sans avoir remercié le sergent et échangé quelques poignées de main avec lui.
Glenarvan était désespéré de ce renversement complet de ses espérances. Robert marchait près de lui sans rien dire, les yeux humides de larmes.
Glenarvan ne trouvait pas une seule parole pour le consoler. Paganel gesticulait en se parlant à lui-même. Le major ne desserrait pas les lèvres. Quant à Thalcave, il paraissait froissé dans son amour-propre d’indien de s’être égaré sur une fausse piste. Personne, cependant, ne songeait à lui reprocher une erreur si excusable.
On rentra à la fonda.
Le souper fut triste. Certes, aucun de ces hommes courageux et dévoués ne regrettait tant de fatigues inutilement supportées, tant de dangers vainement encourus. Mais chacun voyait s’anéantir en un instant tout espoir de succès. En effet, pouvait-on rencontrer le capitaine Grant entre la sierra Tandil et la mer? Non. Le sergent Manuel, si quelque prisonnier fût tombé aux mains des indiens sur les côtes de l’Atlantique, en aurait été certainement informé. Un événement de cette nature ne pouvait échapper à l’attention des indigènes qui font un commerce suivi de Tandil à Carmen, à l’embouchure de rio Negro. Or, entre trafiquants de la plaine argentine, tout se sait, et tout se dit. Il n’y avait donc plus qu’un parti à prendre: rejoindre, et sans tarder, le Duncan, au rendez-vous assigné de la pointe Medano.
Cependant, Paganel avait demandé à Glenarvan le document sur la foi duquel leurs recherches s’étaient si malheureusement égarées. Il le relisait avec une colère peu dissimulée. Il cherchait à lui arracher une interprétation nouvelle.
«Ce document est pourtant bien clair! répétait Glenarvan. Il s’explique de la manière la plus catégorique sur le naufrage du capitaine et sur le lieu de sa captivité!
– Eh bien, non! répondit le géographe en frappant la table du poing, cent fois non! Puisque Harry Grant n’est pas dans les pampas, il n’est pas en Amérique. Or, où il est, ce document doit le dire, et il le dira, mes amis, ou je ne suis plus Jacques Paganel!»
Chapitre XXII La crue
Une distance de cent cinquante milles sépare le fort indépendance des rivages de l’Atlantique.
À moins de retards imprévus, et certainement improbables, Glenarvan, en quatre jours, devait avoir rejoint le Duncan. Mais revenir à bord sans le capitaine Grant, après avoir si complètement échoué dans ses recherches, il ne pouvait se faire à cette idée. Aussi, le lendemain, ne songea-t-il pas à donner ses ordres pour le départ. Ce fut le major qui prit sur lui de faire seller les chevaux, de renouveler les provisions, et d’établir les relèvements de route. Grâce à son activité, la petite troupe, à huit heures du matin, descendait les croupes gazonnées de la sierra Tandil.
Glenarvan, Robert à ses côtés, galopait sans mot dire; son caractère audacieux et résolu ne lui permettait pas d’accepter cet insuccès d’une âme tranquille; son cœur battait à se rompre, et sa tête était en feu. Paganel, agacé par la difficulté, retournait de toutes les façons les mots du document pour en tirer un enseignement nouveau.
Thalcave, muet, laissait à Thaouka le soin de le conduire. Le major, toujours confiant, demeurait solide au poste, comme un homme sur lequel le découragement ne saurait avoir de prise. Tom Austin et ses deux matelots partageaient l’ennui de leur maître. À un moment où un timide lapin traversa devant eux les sentiers de la sierra, les superstitieux écossais se regardèrent.
«Un mauvais présage, dit Wilson.
– Oui, dans les Highlands, répondit Mulrady.
– Ce qui est mauvais dans les Highlands n’est pas meilleur ici», répliqua sentencieusement Wilson.
Vers midi, les voyageurs avaient franchi la sierra Tandil et retrouvaient les plaines largement ondulées qui s’étendent jusqu’à la mer. À chaque pas, des rios limpides arrosaient cette fertile contrée et allaient se perdre au milieu de hauts pâturages. Le sol reprenait son horizontalité normale, comme l’océan après une tempête. Les dernières montagnes de la Pampasie argentine étaient passées, et la prairie monotone offrait au pas des chevaux son long tapis de verdure.
Le temps jusqu’alors avait été beau. Mais le ciel, ce jour-là, prit un aspect peu rassurant. Les masses de vapeurs, engendrées par la haute température des journées précédentes et disposées par nuages épais, promettaient de se résoudre en pluies torrentielles. D’ailleurs, le voisinage de l’Atlantique et le vent d’ouest qui y règne en maître rendaient le climat de cette contrée particulièrement humide. On le voyait bien à sa fertilité, à la grasse abondance de ses pâturages et à leur sombre verdeur. Cependant, ce jour-là du moins, les larges nues ne crevèrent pas, et, le soir, les chevaux, après avoir allégrement fourni une traite de quarante milles, s’arrêtèrent au bord de profondes «canadas», immenses fossés naturels remplis d’eau. Tout abri manquait. Les ponchos servirent à la fois de tentes et de couvertures, et chacun s’endormit sous un ciel menaçant, qui s’en tint aux menaces, fort heureusement.
Le lendemain, à mesure que la plaine s’abaissait, la présence des eaux souterraines se trahit plus sensiblement encore; l’humidité suintait par tous les pores du sol. Bientôt de larges étangs, les uns déjà profonds, les autres commençant à se former, coupèrent la route de l’est. Tant qu’il ne s’agit que de «lagunas», amas d’eau bien circonscrits et libres de plantes aquatiques, les chevaux purent aisément s’en tirer; mais avec ces bourbiers mouvants, nommés «penganos», ce fut plus difficile; de hautes herbes les obstruaient, et pour reconnaître le péril, il fallait y être engagé.
Ces fondrières avaient été déjà fatales à plus d’un être vivant. En effet, Robert, qui s’était porté en avant d’un demi-mille, revint au galop, et s’écria:
«Monsieur Paganel! Monsieur Paganel! Une forêt de cornes!
– Quoi! répondit le savant, tu as trouvé une forêt de cornes?
– Oui, oui, tout au moins un taillis.
– Un taillis! Tu rêves, mon garçon, répliqua Paganel en haussant les épaules.
– Je ne rêve pas, reprit Robert, et vous verrez vous-même! Voilà un singulier pays! on y sème des cornes, et elles poussent comme du blé! Je voudrais bien en avoir de la graine!
– Mais il parle sérieusement, dit le major.
– Oui, monsieur le major, vous allez bien voir.»
Robert ne s’était pas trompé, et bientôt on se trouva devant un immense champ de cornes, régulièrement plantées, qui s’étendait à perte de vue. C’était un véritable taillis, bas et serré, mais étrange.
«Eh bien? dit Robert.
– Voilà qui est particulier, répondit Paganel en se tournant vers l’indien et l’interrogeant.
– Les cornes sortent de terre, dit Thalcave, mais les bœufs sont dessous.