Le guerrier regarda froidement son prisonnier. Un mauvais sourire passa sur ses lèvres; mais il le réprima presque aussitôt, et répondit d’une voix qu’il contenait à peine:
«Espères-tu donc tromper Kai-Koumou par de fausses paroles, européen maudit? Crois-tu que les yeux de Kai-Koumou ne sachent pas lire dans les cœurs!»
Et, montrant lady Helena:
«Voilà ta femme! dit-il.
– Non! La mienne!» s’écria Kara-Tété.
Puis, repoussant les prisonniers, la main du chef s’étendit sur l’épaule de lady Helena, qui pâlit sous ce contact.
«Edward!» cria la malheureuse femme éperdue.
Glenarvan, sans prononcer un seul mot, leva le bras.
Un coup de feu retentit. Kara-Tété tomba mort.
À cette détonation, un flot d’indigènes sortit des huttes. Le pah s’emplit en un instant. Cent bras se levèrent sur les infortunés. Le revolver de Glenarvan lui fut arraché de la main.
Kai-Koumou jeta sur Glenarvan un regard étrange; puis d’une main, couvrant le corps du meurtrier, de l’autre, il contint la foule qui se ruait sur les enfants.
Enfin sa voix domina le tumulte.
«Tabou! Tabou!» s’écria-t-il.
À ce mot, la foule s’arrêta devant Glenarvan et ses compagnons, momentanément préservés par une puissance surnaturelle.
Quelques instants après, ils étaient reconduits au waré-atoua, qui leur servait de prison. Mais Robert Grant et Jacques Paganel n’étaient plus avec eux.
Chapitre XII Les funérailles d’un chef maori
Kai-Koumou, suivant un exemple assez fréquent dans la Nouvelle-Zélande, joignait le titre d’ariki à celui de chef de tribu. Il était revêtu de la dignité de prêtre, et, comme tel, il pouvait étendre sur les personnes ou sur les objets la superstitieuse protection du tabou.
Le tabou, commun aux peuples de race polynésienne, a pour effet immédiat d’interdire toute relation ou tout usage avec l’objet ou la personne tabouée.
Selon la religion maorie, quiconque porterait une main sacrilège sur ce qui est déclaré tabou, serait puni de mort par le Dieu irrité. D’ailleurs, au cas où la divinité tarderait à venger sa propre injure, les prêtres ne manqueraient pas d’accélérer sa vengeance.
Le tabou est appliqué par les chefs dans un but politique, à moins qu’il ne résulte d’une situation ordinaire de la vie privée. Un indigène est taboué pendant quelques jours, en mainte circonstance, lorsqu’il s’est coupé les cheveux, lorsqu’il vient de subir l’opération du tatouage, lorsqu’il construit une pirogue, lorsqu’il bâtit une maison, quand il est atteint d’une maladie mortelle, quand il est mort. Une imprévoyante consommation menace-t-elle de dépeupler les rivières de leurs poissons, de ruiner dans leurs primeurs les plantations de patates douces, ces objets sont frappés d’un tabou protecteur et économique. Un chef veut-il éloigner les importuns de sa maison, il la taboue; monopoliser à son profit les relations avec un navire étranger, il le taboue encore; mettre en quarantaine un trafiquant européen dont il est mécontent, il le taboue toujours. Son interdiction ressemble alors à l’ancien «veto» des rois.
Lorsqu’un objet est taboué, nul n’y peut toucher impunément. Quand un indigène est soumis à cette interdiction, certains aliments lui sont défendus pendant un temps déterminé. Est-il relevé de cette diète sévère, s’il est riche, ses esclaves l’assistent et lui introduisent dans le gosier les mets qu’il ne doit pas toucher de ses mains; s’il est pauvre, il est réduit à ramasser ses aliments avec sa bouche, et le tabou en fait un animal.
En somme, et pour conclure, cette singulière coutume dirige et modifie les moindres actions des néo-zélandais. C’est l’incessante intervention de la divinité dans la vie sociale. Il a force de loi et l’on peut dire que tout le code indigène, code indiscutable et indiscuté, se résume dans la fréquente application du tabou.
Quant aux prisonniers enfermés dans le waré-atoua, c’était un tabou arbitraire qui venait de les soustraire aux fureurs de la tribu. Quelques-uns des indigènes, les amis et les partisans de Kai-Koumou, s’étaient arrêtés subitement à la voix de leur chef et avait protégé les captifs.
Glenarvan ne se faisait cependant pas illusion sur le sort qui lui était réservé. Sa mort pouvait seule payer le meurtre d’un chef. Or, la mort chez les peuples sauvages n’est jamais que la fin d’un long supplice. Glenarvan s’attendait donc à expier cruellement la légitime indignation qui avait armé son bras, mais il espérait que la colère de Kai-Koumou ne frapperait que lui.
Quelle nuit ses compagnons et lui passèrent! Qui pourrait peindre leurs angoisses et mesurer leurs souffrances? Le pauvre Robert, le brave Paganel n’avaient pas reparu. Mais comment douter de leur sort? N’étaient-ils pas les premières victimes sacrifiées à la vengeance des indigènes? Tout espoir avait disparu, même du cœur de Mac Nabbs, qui ne désespérait pas aisément.
John Mangles se sentait devenir fou devant le morne désespoir de Mary Grant séparée de son frère. Glenarvan songeait à cette terrible demande de lady Helena qui, pour se soustraire au supplice ou à l’esclavage, voulait mourir de sa main! Aurait-il cet horrible courage?
«Et Mary, de quel droit la frapper?» pensait John dont le cœur se brisait.
Quant à une évasion, elle était évidemment impossible. Dix guerriers, armés jusqu’aux dents, veillaient à la porte du waré-atoua.
Le matin du 13 février arriva. Aucune communication n’eut lieu entre les indigènes et les prisonniers défendus par le tabou. La case renfermait une certaine quantité de vivres auxquels les malheureux touchèrent à peine. La faim disparaissait devant la douleur. La journée se passa sans apporter ni un changement ni un espoir. Sans doute, l’heure des funérailles du cher mort et l’heure du supplice devaient sonner ensemble.
Cependant, si Glenarvan ne se dissimulait pas que toute idée d’échange avait dû abandonner Kai-Koumou, le major conservait sur ce point une lueur d’espérance.
«Qui sait, disait-il en rappelant à Glenarvan l’effet produit sur le chef par la mort de Kara-Tété, qui sait si Kai-Koumou, au fond, ne se sent pas votre obligé?»
Mais, malgré les observations de Mac Nabbs, Glenarvan ne voulait plus espérer. Le lendemain s’écoula encore sans que les apprêts du supplice fussent faits. Voici quelle était la raison de ce retard.
Les maoris croient que l’âme, pendant les trois jours qui suivent la mort, habite le corps du défunt, et, pendant trois fois vingt-quatre heures, le cadavre reste sans sépulture. Cette coutume suspensive de la mort fut observée dans toute sa rigueur. Jusqu’au 15 février, le pah demeura désert. John Mangles, hissé sur les épaules de Wilson, observa souvent les retranchements extérieurs. Aucun indigène ne s’y montra. Seules, les sentinelles, faisant bonne garde, se relayaient à la porte du waré-atoua.